Menant à l'épique subtilisation par Moscou de dizaine d'Airbus et de Boeing loués auprès de firmes occidentales de leasing, les sanctions imposées par l'Occident à l'industrie aéronautique russe après son invasion à grande échelle de l'Ukraine furent parmi les plus spectaculaires.
Coupée de tout et extrêmement dépendante, la Russie a gardé par-devers elle les aéronefs, mais a perdu son accès aux marchés internationaux de l'aviation, donc aux pièces détachées ou aux entreprises spécialisées en sécurité aéronautique et chargées de l'entretien de ces délicats engins volants.
Dès l'été 2022, les experts du domaine estimaient que le pays avait commencé à «cannibaliser» certains appareils pour en maintenir d'autres en vol. Il a ensuite tenté d'acquérir un peu plus officiellement et contre paiement des avions autrefois loués, afin d'assainir un peu la situation. Cette dernière reste cependant critique, ainsi que l'expose un récent article du Wall Street Journal (WSJ).
Selon le quotidien américain, des dizaines d'appareils sont en train de dépasser des dates butoirs dans leurs plans d'entretien et nécessitent une maintenance vitale qu'ils ne peuvent recevoir. Ils continuent néanmoins à voler et à transporter des passagers, dans un contexte où ils doivent assurer plus de vols domestiques qu'auparavant, les compagnies occidentales ayant déserté le pays. Ce sont ainsi 95 millions de passagers qui, selon les chiffres donnés par le WSJ, ont été trimballés dans ces avions à la sécurité incertaine.
Les Boeing et Airbus représentent 77% des 696 appareils volant sous pavillon russe, et les appareils de fabrication occidentale ont transporté 97% des passagers du pays l'an passé, selon la Banque centrale russe. Mais les deux constructeurs majeurs –tout comme leurs motoristes– ont coupé tous les ponts avec les compagnies russes: elles ne leur fournissent plus de pièces détachées, ni de mises à jour logicielles ni de guides de maintenance.
Le Wall Street Journal explique qu'en temps normal, ces avions passent plusieurs types de révision, selon le nombre d'heures passées en vol ou celui de décollages et d'atterrissages cumulés. Une révision de type «C» intervient tous les deux ans environ et consiste en une inspection étroite de la structure de l'appareil; elle dure généralement plusieurs semaines.
Intervenant tous les dix ans environ, une visite de type «D» immobilise l'aéronef plus longtemps. Il est alors quasiment intégralement démonté, pour une inspection en détail de l'ensemble de ses pièces, afin de découvrir d'éventuels défauts d'usure ou de corrosion.
Y a-t-il un mécanicien dans l'avion?
Le journal américain a fait les comptes. Selon lui, 170 avions des compagnies aériennes russes auraient dû passer une visite de type «C» en 2022, et 55 une visite de type «D». En 2023, ce sont respectivement 159 et 85 engins qui auraient besoin de recevoir ces soins très particuliers.
Outre le fait que l'absence d'un carnet de maintenance en bonne et due forme, émis et vérifié par le constructeur de l'appareil, peut lui faire très vite perdre toute valeur commerciale, il se pose des questions de sécurité de plus en plus pressantes. «Nous avons entendu parler de cas où il manque des pièces, des composants, où il est impossible de continuer à faire voler les avions», affirmait récemment Guillaume Faury, président exécutif du groupe Airbus.
Alors que le patron d'Aeroflot assurait l'an passé que le stock de pièces détachées détenu en Russie ne pourrait tenir plus de quelques mois, le même Guillaume Faury s'est dit «quelque peu inquiet de la manière dont ces avions sont utilisés». Organe dépendant de l'ONU, l'Organisation de l'aviation civile internationale a de son côté abaissé la note de sécurité des compagnies russes.
Autrefois dévolues à des firmes occidentales hautement spécialisées, les tâches d'entretien sont désormais prises en charge par des entreprises locales. Or, celles-ci manquent de tout, et sans doute d'une partie du savoir-faire que peuvent offrir Airbus ou Boeing.
L'intégralité des sous-traitants des deux constructeurs ont a priori coupé leur fourniture de pièces détachées et n'oseraient pas risquer leur business en contrevenant aux sanctions imposées par l'Occident. Les entreprises basées dans des aéroports chinois, qui autrefois prenaient parfois en charge cette maintenance, semblent elles aussi se méfier.
Il est possible que la Russie, qui a bâti un vaste réseau de routes commerciales transitant par des pays amis ou neutres et passant sous le radar des sanctions occidentales, s'approvisionne en pièces détachées auprès de la Turquie ou de l'Iran par exemple. Mais, note le WSJ, la Maison-Blanche a prévenu les ressortissants de la première qu'ils risquaient la ruine –voire la prison– s'ils se mettaient au service des compagnies russes –qui, en attendant, bricolent comme elles le peuvent. Jusqu'au crash?