Selon Experian, soixante-deux millions d’Américain·es adultes ne disposent pas d’assez d’antécédents de crédit pour produire un credit score, cette note magique qu’utilisent banques et propriétaires pour évaluer votre fiabilité. Dans les établissements financiers, ces gens sont appelés «invisibles» ou «incomptabilisables».
Des études montrent que ce degré de non-accès au crédit touche de façon disproportionnée les communautés de personnes de couleur ou immigrées. Sans credit score, il est beaucoup plus difficile de louer ou d’acheter un logement, de créer une entreprise ou d’obtenir un prêt.
Évaluer le risque
Pour les banques et les agences de prêt, cette situation représente à la fois un problème et une occasion à saisir. Elles ont tout intérêt à introduire les personnes non bancarisées dans le circuit bancaire: tout individu intégré devient une source d’argent.
Ces organismes retirent un profit de l’argent présent sur les comptes de leur nouvelle clientèle, mais aussi des prêts et emprunts immobiliers auxquels elle pourrait souscrire. Seulement, voilà: sans informations de base telles que le credit score, les banques ne peuvent évaluer les risques qu’elles prendraient en acceptant les personnes et entreprises concernées.
Critiques Yelp, localisations Foursquare, évaluations et classements en ligne: toutes ces informations peuvent en dire long sur la santé, la croissance et la stabilité d’une entreprise.
Pour faire entrer les invisibles du crédit dans le monde du prêt, les établissements financiers ont mis au point des méthodes d’évaluation des risques pour le moins créatives. Ils exploitent ce qu’ils appellent des «données alternatives», soit des données qui ne sont pas habituellement utilisées dans les rapports de crédit: quittances de loyer, factures de téléphone ou de box TV, etc. De manière générale, tout document prouvant que vos factures ont été payées en temps et en heure est un plus.
Mais les banques ne s’arrêtent pas là. Dans un rapport consacré aux données alternatives, Experian propose de passer en revue les antécédents scolaires et professionnels des client·es en puissance, mais aussi leur activité sur les réseaux sociaux. «Critiques Yelp, localisations Foursquare, évaluations et classements en ligne: toutes ces informations peuvent en dire long sur la santé, la croissance et la stabilité d’une entreprise», note le rapport.
La sociologue Tamara K. Nopper étudie l’intersection de la surveillance et de la liberté financière au prisme des données alternatives. Ses travaux consacrés aux entrepreneurs coréens immigrés l’ont amenée à rencontrer des personnes récemment immigrées confrontées aux banques (entre autres systèmes) sans disposer d’antécédents de crédit.
Elle estime que l’idée des données alternatives n’est pas aussi novatrice que le prétend Experian. Les banques qui ont prêté de l’argent aux immigré·es faisant l'objet des travaux de Nopper cherchaient toutes à trouver de nouveaux moyens de dénicher les bons payeurs.
«Lorsque les banquiers décrivaient leur métier, ils parlaient des types de données alternatives qu’ils collectaient auprès des immigrés. Quittances de loyer du pays d’origine, antécédents professionnels… Tout ce qu’ils pouvaient vérifier par l’intermédiaire d’institutions bancaires transnationales», détaille-t-elle.
Seulement, cette pratique a désormais un joli nom technique, et elle suscite davantage l’inquiétude.
Sortir de l'ombre (et se faire fliquer)
D’un côté, l’accès au monde bancaire présente plusieurs avantages cruciaux pour les personnes concernées. Tout est plus facile avec un compte courant, notamment toucher son salaire ou louer un appartement. Souvent, le langage qui entoure les données alternatives est tout ce qu’il y a de plus angélique: les banques tendent la main aux «invisibles», leur permettent de «sortir de l’ombre» et de participer pleinement à la vie américaine.
Mais «sortir de l’ombre, c’est aussi devenir plus visible et plus localisable», souligne Nopper. «Au fur et à mesure que de nouvelles activités feront l’objet d’un suivi documenté, il sera particulièrement intéressant de se pencher, du point de vue de la surveillance, sur les effets de l’entrée dans le circuit bancaire des immigrés non bancarisés.»
Si toutes les données sont des données de crédit, où commencent et s'arrêtent toutes ces données?
Dans un article consacré aux personnes non bancarisées, le chercheur en science politique Rob Aitken affirme que «toutes les données sont des données de crédit». Et de poursuivre: «Les expériences portant sur la notation alternative de crédit sont en majeure partie des tentatives pour connaître les non-bancarisés –connaître leur corps, les traces de leurs paiements, leurs profils psychologiques, leurs comportements en ligne, leurs empreintes sociales– et pour vérifier leur fiabilité bancaire à l'aune d'un examen détaillé et intime.»
Si le but premier des banques est de jauger la fiabilité de sa clientèle potentielle, elles sont en mesure –et sont susceptibles– de ne pas s’arrêter à l’étude de ses factures.
Ce qui nous mène à l’intéressante question de la vie privée, un droit à géométrie variable. «Si toutes les données sont des données de crédit, où commencent et s'arrêtent toutes ces données? Y a-t-il une limite, ou s’autorisent-ils à consulter tout ce qu’ils peuvent trouver sur vous?», s’interroge Nopper.
Résumer une vie à une note
Il existe des lois interdisant (théoriquement) les pratiques bancaires discriminatoires basées sur les données recueillies de cette manière. Le rapport d’Experian consacré au crédit alternatif prend d’ailleurs bien soin de préciser que les réseaux sociaux regorgent d’informations utiles pour ce qui est des entreprises, mais que les profils personnels doivent eux être traités avec plus de précautions.
Aux États-Unis, l’Equal Credit Opportunity Act dispose que l'accès au crédit ne doit pas dépendre de la race, de la religion, du genre, de la situation familiale ou de l’âge des personnes concernées.
Or «il suffit de faire un tour sur un profil Facebook pour savoir tout cela, et plus encore», constate le rapport d’Experian, qui n’évacue pas complètement cette option pour autant: «Cela ne veut pas dire que les données issues des réseaux sociaux ne pourront pas être utilisées à l’avenir, mais les institutions financières cherchent encore à comprendre comment les utiliser pour prédire les comportements futurs des débiteurs sur le long terme.»
On peut déjà entrevoir l’apparition de credit scores prenant en compte non seulement l’historique de nos paiements, mais aussi la totalité de notre tissu social. Avec l’aide des algorithmes et du machine learning, qui forts de leur prétendue neutralité serviront sans doute de solution pour contourner les lois anti-discriminations, les organismes de prêt pourront passer toutes nos informations au peigne fin pour nous assigner une note résumant notre fiabilité véritable.
Demandez à l’application de votre réseau social favori de produire un code d’accès spécial, et hop, votre score évoluera en fonction de votre attitude plus ou moins positive, de la fréquence des likes que vous attribuerez à des comptes présentant un risque faible ou élevé, de la rapidité avec laquelle vous répondrez aux messages privés, voire du temps que vous passerez à scroller sans but précis.
Répondez-vous souvent aux SMS de vos proches? Avez-vous passé un coup de fil à votre maman le jour de son anniversaire? Avez-vous liké des messages parlant de clubs de strip-tease ou d’agents de change? Toutes ces petites informations s’additionneront pour former un belle note imprimée tout en haut d’une fiche de rapport joliment colorée: votre credit score. Bienvenue dans le meilleur des mondes.
Rose Eveleth