Début janvier, le bitcoin a fêté ses 10 ans. Pour l’occasion, il a trouvé bon d’exécuter un limbo sous la barre symbolique des 5.000 dollars. Mais il en faudrait plus pour éroder la carapace virtuelle de celle qui reste encore, et de loin, la première cryptomonnaie mondiale.
Après l’emballement médiatique de fin 2017, la monnaie virtuelle a continué de s’installer plus discrètement dans les foyers français. Les expertes et experts en cryptomonnaie de Coinhouse, l’ex-Maison du Bitcoin, le confirment: «Malgré la baisse de sa valeur, le bitcoin génère toujours plus d’achats que de ventes». Depuis début 2019, on peut même en acheter au tabac du coin, et demander fièrement: «Un paquet de Haribo, un Astro et un ticket bitcoin, s'il vous plaît».
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— Keplerk (@KeplerkOfficial) 24 juillet 2018
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Sauf que derrière ce pari sur l’avenir qui prend souvent la forme d’un achat coup de tête, la note environnementale est salée, disent certains pros. Faudrait-il voir une forme de schizophrénie chez celles et ceux qui actualisent leur portefeuille bitcoin entre deux achats de riz en vrac dans une chaîne de distribution éco-responsable?
Qui veut gagner de l'argent en masse?
S’il y a bien une communauté difficile à cartographier, c’est celle du bitcoin. Mais d’après de récentes études, on apprend qu’environ deux millions de personnes en France détiendraient de la monnaie virtuelle, et qu’un de nos compatriotes sur dix aurait déjà cherché à en acquérir. Comme l’explique Apolline Blandin, chargée de recherche en cryptomonnaie et blockchain au Centre pour la finance alternative de l’Université de Cambridge, «les acheteurs de cryptoactifs –dont les bitcoins font partie– sont essentiellement des particuliers».
Il s'agit majoritairement d'hommes, jeunes (18-35 ans), urbains voire parisiens. La plupart travaille dans les secteurs des nouvelles technologies, de l’industrie, du marketing. Une partie vient bien du milieu de la finance, mais reste globalement autodidacte dans le milieu spéculatif.
Il y a les early adopters, ces gens qui ont adopté le bitcoin avant même son succès, pour tout ce qu’il représentait: une idée née dans le mouvement Cypherpunk (comme cyberpunk, mais avec cipher, le chiffrement) et la cryptoanarchie, qui a émergé après la crise financière et les révélations d’Edward Snowden sur la surveillance de masse.
The protests in Paris are an interesting development for economic inequality around the world.
— Pomp ? (@APompliano) 2 décembre 2018
People are fed up with governments using the printing press to increase the cost of living, while driving more folks into poverty. pic.twitter.com/z9lgA7cx9n
Michael Turbot, en charge de l’innovation et connaisseur des cryptomonnaies, explique ce qui fait la spécificité du système. «C’est la première fois qu’on donne une existence unique à un bien digital: la blockchain est un livre connecté en permanence à toutes les personnes qui le détiennent (les mineurs). Si une personne essaie de modifier une page sur laquelle sont notées toutes les transactions sur un temps donné, l’ensemble des utilisateurs le saura, le verra, et la modification sera annulée. Il est impossible de réécrire la page 43 sans avoir la page 42 qui elle-même existe grâce à la page 41, et ce n’est plus une autorité centrale (une banque, un État, un notaire ou la loi, potentiellement piratables et/ou corruptibles) qui décide ou non si telle page est bonne, c’est l’ensemble du réseau.»
Si j’avais mis 300 balles au début, je serais millionnaire aujourd’hui.
Au début des années 2010, un bitcoin ne vaut que quelques poignées d’euros mais représente une manière de marquer son indépendance vis-à-vis des banques et des États. En achetant du bitcoin, on rejoignait une communauté égalitaire dans laquelle le pouvoir appartient à tous et toutes.
Évolution de la valeur du bitcoin en dollars entre 2014 et aujourd’hui. | Capture d'écran via Coin Metrics
Et puis, il y a la seconde vague des adeptes. Celles et ceux qui sont venus sur le tard au bitcoin. Pour beaucoup, l’histoire est la même: celle d’un achat motivé par le Fear of Missing Out (ce fameux FOMO), à la suite du récit d’un ami ou d’une collègue qui a fait le bon achat au bon moment, et qui s’est retrouvée millionnaire en quelques semaines lors du pic de popularité fin 2017.
Benjamin, entrepreneur de 37 ans qui a fait son premier achat en 2018 confirme. «Si j’avais mis 300 balles au début, je serais millionnaire aujourd’hui. La hausse de 600% du cours du bitcoin s’est déroulée sous nos yeux, dans un milieu auquel on a accès, avec des gens qui ont eu l’info parmi nos proches... Cette fois-ci, j’ai sauté le pas histoire de ne pas rater le truc une nouvelle fois.»
Un fortune cookie au goût amer
Le bitcoin s’invite donc dans les poches d’une catégorie de population bien identifiée: des personnes jeunes, plutôt aisées, éduquées, connectées et branchées, bref, sensibles aux problématiques de notre monde moderne. Un type de population souvent sensible aux sujets de l’environnement et du réchauffement climatique; après tout, la cryptomonnaie et l’alimentation responsable sont, chacune à leur manière, deux alternatives aux modes de consommation traditionnels.
Sauf qu’entre bio et bitcoin, comment dire? C’est un peu deux salles, deux ambiances.
bitcoin was supposed to demonstrate the power of a true free market. Instead it's full of scams, rent-seekers, theft, useless for real purchases and accelerates climate change. Mission accomplished.
— Adam Chalmers (@adam_chal) 6 décembre 2017
La ruée vers l'ordure
Les acheteurs et acheteuses ont pu découvrir ces derniers mois dans les gros titres de la presse la réalité cachée derrière leur achat. Et le moins qu’on puisse dire, c’est que sur le ticket de caisse bitcoin, les mentions de bas de page ne sont pas reluisantes. C’est parti pour les chiffres qui fâchent: le bitcoin aurait une consommation énergétique annuelle supérieure à celle de la Belgique et des émissions de dioxyde de carbone égales à celles de plus de 2.000 voitures. Tout ça pour le seul bénéfice d’une petite poignée d’individus, car contrairement à notre bonne vieille CB rattachée à un système bancaire massivement adopté, le bitcoin ne concernerait qu’un peu plus de trente-cinq millions de personnes dans le monde.
1.000 investisseurs et investisseuses, appelées les «baleines» («bitcoin whales»), posséderaient même à elles seules 40% des bitcoins actuellement en circulation dans le monde. Parmi les propriétaires de la cryptomonnaie, peu s'en servent pour autre chose que pour spéculer. Et pour achever ce fort joli tableau, la presse a finalement révélé que le bitcoin tournait à l’énergie sale, alimenté en partie par les centrales à charbon chinoise.
Comment l'expliquer? La raison est toute simple: le bitcoin met en compétition les utilisateurs et utilisatrices pour sécuriser le réseau. Pour valider une transaction et gagner sa récompense en bitcoin, il faut présenter une «preuve de travail» («proof of work») en solutionnant un calcul mathématique complexe et énergivore.
Bref, si l’on pouvait scanner un bitcoin avec l'application de consommation responsable Yuka, les indicateurs vireraient au rouge. Après de telles annonces, c’était sûr: tous les acheteurs et acheteuses de cryptomonnaies devaient, abasourdies, tout plaquer et retourner manger du panais.
Les combats des tailleurs de peer
C’est en fait plutôt le contraire qui s’est produit. D’ailleurs, le boom d’achat de la fin d’année 2017 a eu lieu après les premières annonces concernant la consommation du réseau. Comme le rappelle cette étude récente et complète, le tableau est en fait moins noir que la presse ne l'a laissé entendre. En effet, 60% des fermes de minage ont une part de leur apport d’énergie qui vient du renouvelable, et en moyenne 28% de la consommation électrique de ces fermes provient des énergies propres. Au Canada et aux États-Unis, certaines tournent même exclusivement grâce à des énergies renouvelables –des barrages hydrauliques notamment.
Part des énergies renouvelables dans les fermes de minage selon la 2nd Global Cryptoasset Benchmarking Study
Les aficionadas et aficionados du bitcoin arguent également que la comparaison avec la consommation électrique des transaction par Visa –dont Motherboard avait fait ses gros titres– n’a pas beaucoup de sens, les transactions sur la blockchain pouvant contenir plusieurs paiements et l’offre de valeur du bitcoin étant totalement différente du réseau Visa. «L'énergie nécessaire pour miner est le gage principal de sa sécurité: en dix ans, il n’y a jamais eu de fraude ou de piratage sur la blockchain du bitcoin malgré les convoitises très fortes. Les recherches en cours sur le “lightning network” devraient désengorger la blockchain et permettre d’économiser temps et énergie», précise Michael Turbot.
Bitcoin: le MySpace des cryptos?
Dans le milieu initié, la formule tourne: le bitcoin serait le MySpace des cryptomonnaies. Il n’est certes pas parfait, et pas aussi abouti que pourront l’être de futures monnaies, plus propres, plus accessibles. Mais il ouvre la voie, un peu comme une version bêta d’un nouveau modèle en devenir.
Comme l’explique à nouveau Apolline Blandin, d’autres options s’annoncent déjà. «Plusieurs alternatives au “proof of work” existent en théorie, et une autre façon d'obtenir des monnaies “plus propres” –c’est-à-dire de limiter la consommation électrique des activités de minage– serait d'améliorer la performance et la consommation énergétique des équipements utilisés.»
Faut-il vraiment rester frileux face aux tares du modèle alternatif, et rester au chaud dans les maux bien connus de notre système actuel? Personne ne peut aujourd’hui affirmer que le bitcoin ne sera pas la locomotive qui profitera de sa popularité pour emmener massivement le grand public vers le tout nouveau système financier. Et même, pourquoi pas, vers un modèle de société construit autour de la blockchain.
Après tout, le contexte actuel n’est pas sans rappeler les réactions timides à l’arrivée d’internet, et le manque d’audace dont a fait preuve la France pour s’en emparer. Quand il s’agit de bitcoin, rien ne sert donc de tout rejeter en block: attendons plutôt l’âge 2 des cryptomonnaies.