Les apparences sont parfois trompeuses. En dépit des réacteurs poussés à fond, des VRP cravatés et des ministres en goguette au salon du Bourget, le secteur de l'aviation fait grise mine.
Aux récents crashs mortels s'ajoutent ces voix de plus en plus nombreuses remettant en cause le principe même du voyage aérien. Chaque jour, la liste des griefs s'allonge: l'aviation commerciale serait trop polluante, trop coûteuse, trop gourmande en plastique et autres matières consommées par les personnes qui voyagent mais mal recyclées… D'aucuns appellent donc logiquement à une révolution.
Pourtant, comme l'expliquait Aurélien Bigo, les alternatives aux aéronefs actuels sont loin d'être au point. «Aucune option technologique n'est disponible à suffisamment court terme et à l'échelle nécessaire. L'avion électrique n'est pas pour demain, et serait forcément limité aux courtes distances en raison du poids des batteries; l'hydrogène nécessiterait une rupture technologique; même dans les scénarios les plus optimistes, les agrocarburants ne représenteraient que 20% des carburants aériens en 2040.» Le vieux monde se meurt, le nouveau tarde à apparaître.
Guerre du Vietnam et enthousiasme de la Pan Am
Il fut un temps, pourtant, où voyager en avion rimait avec progrès. C'était en 1969, il y a cinquante ans très exactement, lorsque le 747, fleuron de l'avionneur américain Boeing, effectuait son premier vol d'essai en public au salon du Bourget.
Son histoire est rocambolesque. Elle débute quatre ans plus tôt, en pleine guerre du Vietnam. Alors que le conflit s'enlise, le président américain Lyndon B. Johnson choisit la manière forte. La soldatesque américaine passe subitement de quelques bataillons de marines à plusieurs centaines de milliers de militaires. Des troupes qu'il faut nourrir, fournir en munitions et surtout transporter efficacement.
Désireuse de gagner en volume de chargement, l'armée américaine lance un appel d'offres concernant un avion capable de transporter, d'un seul coup, plusieurs centaines de militaires et leur matériel. Boeing se lance immédiatement dans la course mais va rapidement se faire dépasser par le C5 Galaxy de son concurrent Lockhead.
À Seattle, siège de l'avionneur, on fait grise mine: l'étude a coûté cher, elle dort désormais dans des cartons d'archives poussiéreux... un vrai gâchis. La suite, c'est le journaliste Frédéric Beniada, auteur du livre Boeing 747, qui raconte.
«Juan Trippe, le très visionnaire patron de la Pan Am, est persuadé que le transport aérien, et en particulier les liaisons transocéaniques, vont exploser. Lors d'une partie de pêche en Alaska, il convainc son ami Bill Allen, le patron de Boeing, de lui construire un avion deux fois plus gros que le 707: “Si tu as le culot de le construire, je te l'achète!”, lui lance-t-il.»
Allen saisit alors la balle au bond. Le 747 n'a alors aucune dénomination officielle. Seules certitudes, il répondra à la logique marketing de Boeing (deux 7 dans son label, comme pour tous les jets commerciaux) et sera un mastodonte des airs. Au fil des mois, les études vont venir fixer ses dimensions hors-normes: 71 mètres de longueur, 19 mètres de hauteur et 60 mètres d'envergure, soit plus que la distance parcourue par les frères Wright lors de leur premier vol.
Hangars titanesques
L'enthousiasme de la Pan Am ne faiblit pas. Mieux, l'état-major de la compagnie met un point d'honneur à suivre, étape par étape, le développement de l'avion. Le 13 avril 1966, désireuse de frapper un grand coup pour étouffer la concurrence, la firme américaine commande à Boeing vingt-cinq 747 pour la somme de 525 millions de dollars, «en lui versant la moitié du montant de la commande avant même la livraison du premier appareil», raconte Beniada.
Mais ces conditions préférentielles cachent un loup. La Pan American World Airways réclame une livraison express et l'avionneur n'a en réalité que trois petites années pour concevoir, tester, assembler et faire voler un appareil qui doit changer le cours de l'aviation moderne.
Pour y arriver, il faudra nécessairement un miracle. Au siège de Seattle, on s'affaire –surtout, on s'inquiète. Les locaux de Boeing se révèlent en effet trop petits pour assembler un appareil de la hauteur et de l'envergure du 747: l'avion est haut comme un immeuble de six étages.
L'avionneur cherche logiquement à s'agrandir. Dans la hâte, il acquiert un terrain de 300 hectares à Everett, au nord de l'État du Washington, et entreprend la construction d'une nouvelle usine. Dans le livre Boeing, 100 ans, toujours plus haut, l'écrivain américain Russ Banham raconte la suite.
«Plus de 250 sous-traitants et 2.800 ouvriers du bâtiment déboisent la forêt et déplacent plus de terre que sur les chantiers du canal de Panama et du barrage de Grand Coulee réunis. L'usine est construite en moins d'un an. Avec 5,7 millions de mètres cubes, c'est alors le plus vaste bâtiment de la planète, en volume. Le chantier est un cauchemar: pluie continue pendant deux mois, coulées de boue, tempêtes de neige… Une fois l'usine terminée, elle est si démesurée qu'elle génère son propre microclimat: des nuages s'accumulent dans le bâtiment, exigeant alors l'installation d'un système d'aération ultra-moderne.»
Une course contre la montre s'engage alors. Dès l'installation à Everett, un régiment de spécialistes de l'ingénierie bûchent nuit et jour sur la silhouette définitive du 747. Il faudra au total 75.000 dessins pour obtenir la version finale de l'avion. Un aéronef reconnaissable au premier coup d'œil, ne ressemblant à aucun autre appareil connu grâce à la bosse sur son fuselage.
Un symbole du tourisme de masse
En septembre 1968, après 14.000 heures d'essai en soufflerie, le 747-100 effectue sa première sortie sous l'œil attentif des observateurs. Plus gros, plus long, plus puissant que tous les avions commerciaux du moment, son amplitude et ses quatre réacteurs impressionnent rapidement la presse qui l'affuble d'un petit nom affectueux: «Jumbo».
À son bord, les premiè·res passagè·res découvrent un luxe digne d'un hôtel cinq étoiles avec sièges confortables, bars, vestiaires, pont supérieur où se dégourdir les jambes et même un espace lecture. Un véritable salon volant.
Un 747 de la Pan Am. | Martin Oertle via Flickr
Mais ce luxe et ses proportions ont un coût. Banham explique: «Les modifications incessantes et la complexité du planning pèsent lourd dans le dépassement des budgets. La situation est d'autant plus délicate que Boeing est aussi impliqué dans le programme Apollo et dans l'important contrat gouvernemental de production d'un avion de transport supersonique (SST). Les capitaux s'évaporent et la compagnie, à plusieurs reprises, est contrainte de demander aux banques des fonds supplémentaires.»
Flirtant avec la banqueroute, Boeing a risqué la mise en péril de son empire pour relever le défi de l'innovation. Il faut dire que l'époque était aux rêves de grandeur. Pour la seule année 1969, au cours de laquelle le 747 effectue son premier vol au Bourget, il est à noter deux autres moments forts de l'histoire de l'aéronautique: en mars, le vol du premier prototype du Concorde suivi, en juillet, de la mission Apollo 11 conduisant aux premiers pas de l'homme sur la lune.
Un monument dans la pop culture
Révolutionnaire, le 747 va permettre à Boeing de renflouer ses caisses pour longtemps. Une fois les premiers avions livrés à la Pan Am, pas moins de vingt-six compagnies vont se ruer sur le Jumbo et commander 158 appareils pour un total de 3 milliards de dollars.
Pourquoi un tel engouement? Car au-delà de ses proportions extraordinaires, le Jumbo Jet représentait le premier pas vers la démocratisation du transport aérien, sa massification et sa mondialisation.
Armé de ses quatre réacteurs, l'avion pouvait en effet voler douze heures sans s'arrêter et parcourir près de 10.000 kilomètres pour ce qui est de sa première déclinaison. Des performances bien au-dessus de celles des appareils de l'époque, plus petits, limités en capacité de chargement et d'autonomie.
Les performances, la conception et l'allure du 747 vont bientôt le rendre mythique. Elle en disent long sur une époque où progrès technique rimait forcément avec consumérisme effréné, loin des considérations écologiques de la société post-choc pétrolier.
En service depuis 1969, vendu à 1.572 exemplaires, le Jumbo Jet, dans ses diverses déclinaisons (on en dénombre sept), a accueilli près de deux milliards de personnes à son bord, toutes compagnies confondues.
Logique, dès lors, qu'il soit omniprésent dans la pop culture. De films d'auteurs en blockbusters hollywoodiens, l'avion apparaît dans près de 300 films, de Snakes on the plane à Air Force One en passant Annie Hall et Casino Royale. Sur internet, le site impdb.org recense méticuleusement chacune de ses apparitions à l'écran.
L'univers du jeu vidéo n'est pas en reste: déjà présent dans Flight Simulator, référence de la simulation de vol, on retrouve l'avion jusque dans le dernier épisode de Grand Theft Auto. À l'heure de la retraite, voilà qui sonne comme un bel hommage pour le 747.