Il y a peu, Xavier Barthélémy a réalisé le fantasme de toute la génération Y. Il a troqué une routine parisienne dont il ne comprenait plus vraiment le sens contre une vie au grand air, dans un charmant village des Hauts-de-France. Depuis, son existence est affaire de passion.
Au fond de son jardin, dans une grange spacieuse quoiqu’un brin humide, notre trentenaire retape de vieilles radios, du genre de celles que les moins de 40 ans ne peuvent pas connaître. «Il est ici question d’appareils des années 1930 à 1970, qui dorment depuis des décennies dans des caves ou des greniers», précise celui qui est devenu son propre patron. Un exercice patient de rénovation et de préservation du patrimoine, extirpant parfois in extremis de la démolition «du matériel récupéré en mauvais état».
Une victoire sur la dictature de l'urgence
Les allées du stock de la société Charlestine ont ansi des allures de caverne d’Ali Baba. Il s’y joue quelque chose de l’ordre de la faille temporelle et de la victoire sur la «dictature de l’urgence». L’effet est radical. On se prend à flâner au milieu des transistors Radiola, Manufrance et Ducretet Thomson, on se reconnecte aux souvenirs.
Lorsqu’une radio de ce type entrait dans un foyer, la vie changeait immédiatement. L’appareil devenait le point central de la maison. Il donnait soudain accès à l’information et à la musique. En termes d’impact, l’effet était colossal!
Sur ces radios au charme suranné furent en effet diffusés de véritables morceaux d’histoire: «la capitulation du maréchal Pétain, l’appel du 18 juin» et toutes ces petites révolutions culturelles, «du jazz endiablé jusqu’aux tubes des Beatles en passant par les premiers succès de Piaf» qui faisaient la joie de nos aînés, détaille Xavier Barthélémy.
«On parle beaucoup de révolution internet, poursuit le patron de Charlestine, mais lorsqu’une radio de ce type entrait dans un foyer, la vie changeait immédiatement. L’appareil devenait le point central de la maison. Il donnait soudain accès à l’information et à la musique. En termes d’impact, l’effet était colossal!»
Moderniser, par touches
En moyenne, l’équipe de Charlestine (trois employés, sans compter les artisans qui interviennent au cas par cas), travaille une journée entière sur chaque poste. «En plus de moderniser l’intérieur de la machine, on s’efforce de l’alléger. On restaure le système d’allumage. On change le tissu. On remplace également les boutons disparus ou cassés. Parfois c’est l’ébénisterie qu’il faut refaire, les soudures, l’électronique.»
N’allez surtout pas croire qu’il s’agit là d’une manière vulgaire de pimper son transistor. «Notre idée n’est pas de mettre le plus de technologie possible et de percer des trous à tout-va, indique Xavier Barthélémy. Il ne s’agit pas de dénaturer le produit mais plutôt de le moderniser, par touches.»
Dans le détail, la tech que Charlestine intègre aux modèles d'époque est la suivante: Bluetooth 4.0, entrée jack, éclairage du haut-parleur par LED, haut-parleur à large bande (comme à l'époque), ampli class D en mono (comme à l'époque, également), réglage du volume et allumage sur le bouton d'origine.
Avant/après: un transistor de marque Arena, fabriqué en 1938 et restauré par Charlestine | Charlestine
En bon entrepreneur, Xavier Barthélémy consacre ainsi ses jours, ses nuits et une partie de ses économies à son entreprise fleurant bon l’esprit rétro. L’idée lui est venue par hasard, un soir de Saint-Sylvestre. «Nous étions entre amis et nous avions installé de petites enceintes d’ordinateur dans une vieille carcasse de radio. Ça a fait tilt! J’ai compris au fil de la soirée qu’il y aurait du potentiel à associer le design des appareils d’antan avec la technologie actuelle.»
Ni une ni deux, notre homme monte alors un business plan. Au gré des formations, il mûrit le versant technique de son projet avant de sauter le pas. «J’ai quitté ma boîte quatre mois après cette fameuse soirée, explique-t-il. Le lendemain, je me retrouvais à acheter un stock de vingt-huit radios au fin fond de la Bretagne! Pendant tout le trajet du retour, je me disais: “Mais qu’est-ce que je fabrique? Et si j’étais en train de faire une belle connerie?”»
Louis la Brocante 2.0
De doutes en aventures, les débuts de Charlestine sont grisants mais peu rémunérateurs. Durant plusieurs mois, Xavier ne se paie pas. Bientôt pourtant, le public afflue dans le premier atelier de la marque et quelques articles dans les pages déco de grands hebdos boostent le bouche-à-oreille.
L’intuition des débuts se confirme alors: la France aime passionnément le vintage. «Si on s'est longtemps moqué de Louis la Brocante, il faut bien reconnaître que Victor Lanoux avait raison avant tout le monde, écrit Arnaud Sagnard, rédacteur en chef de la rubrique tendances à L’Obs. En l'espace de quelques années, la France est tombée amoureuse de ses vieilleries, du mobilier des années 1950 aux fripes des années 1970 en passant par le triomphe de l'émission “Affaire conclue”, avec Sophie Davant.»
Charlestine semble ainsi parfaitement répondre à la quête d’authenticité du moment. Car derrière cette nostalgie cool, c’est bel et bien le message porté sur notre mode de consommation qui fait le succès de la petite PME française. C’est du moins le sentiment de Katell Pouliquen et Nathalie Dolivo, respectivement rédactrice en chef et reporter à ELLE et autrices de l’essai Rétro-Cool. Comment le vintage peut sauver le monde.
«Il existe un véritable désir de s’affranchir des diktats des tendances en choisissant de consommer différemment, écrivent-elles. Il s’agit de s’extraire du conditionnement narratif des grandes marques, de se démarquer de ces procédés marketing bien rôdés qui font de nous, souvent, des consommateurs moutonniers. “Reprendre le contrôle de sa vie”: l’expression peut paraître un brin grandiloquente mais il s’agit bien d’essayer, à sa petite échelle et par ses choix du quotidien, de reprendre la main.»
Les deux journalistes ne croient pas si bien dire. Quelques années après avoir lancé Charlestine, Xavier s’est décidé à changer de vie. Avec femme et enfants, il a quitté le métro-boulot-dodo de la capitale pour déménager dans l’Oise, dans une grande maison avec jardin et son atelier non loin. Il se pourrait que le simple fait de «consommer» de la musique autrement ait été le prélude à une remise en question plus profonde.
Re-fétichiser nos objets
Désormais, par mails et par téléphone, les commandes affluent des quatre coins du globe. «Le véritable coup d’accélérateur a été notre présence au salon Maison & Objet, détaille Xavier Barthélémy. D’un coup, ceux qui font la tendance ont pu voir nos produits et découvrir notre philosophie. Grâce à cette présence, on exporte aujourd’hui dans toute l’Europe, en Chine et même dans les Émirats.»
Un très beau transistor nomade de marque Creor, initialement fabriqué en 1960 et remis au goût du jour par Xavier Barthélémy et son équipe | Charlestine
On voit ainsi les radios retapées par Charlestine à Singapour, dans les boutiques branchées de New York et surtout à Londres où ces dernières sont distribuées par Selfridges et dans le réseau Paul Smith (le créateur anglais est un fan déclaré de la marque).
Comment expliquer ce succès? Il se pourrait que la formule «rétro-cool» promue par cette entreprise à taille humaine permette de prendre du recul sur le concept même de modernité. De revenir, comme le dirait Orelsan, aux basiques. Regardons de plus près: en l’espace de trente ans, la course effrénée en matière de «progrès musical» nous a fait acheter d'encombrantes chaînes hi-fi, puis un walkman, un discman, un lecteur MiniDisc, ribambelle de lecteurs MP3 et d’iPod pour finalement revenir au bon vieux transistor de grand-papa, désormais connecté à Spotify ou Deezer en Bluetooth. La boucle est bouclée.
Comme un pont entre les décennies, la plupart de nos clients utilisent nos transistors pour écouter de la musique actuelle, du gros son rap ou des rythmes électro.
«Les adeptes du rétro veulent consommer moins mais mieux, analyse le duo Pouliquen-Dolivo. Moins d’objets à la pelle, souvent de piètre qualité et qui du coup ne sont plus investis affectivement. Et plus d’objets totems, de ceux que l’on peut rêver de transmettre, qui contiennent des histoires, des souvenirs. Ils sont des réceptacles de mémoire et sont, en cela, extrêmement précieux.»
Bien loin de la consommation en mode «shuffle» de l’iPod, l’écoute sur une vieille radio retapée s’entoure d’un charme nostalgique invitant à la patience et à la réunion. Mais n’allez surtout pas croire qu’il s’agit là d’un produit pour seniors adeptes du «c’était mieux avant». «Comme un pont entre les décennies, la plupart de nos clients utilisent nos transistors pour écouter de la musique actuelle, du gros son rap ou des rythmes électro», assure le fondateur de Charlestine. On a franchement hâte d’écouter Therapie Taxi ou Damso sur notre joujou made in fifties.