«J’ai été le tout premier réparateur Cyclofix. J’avais juste un site Wordpress, des tableurs Excel et Google Maps. J’ai fait des centaines d’intervention en journée, les comptes étaient fait entre 23 heures et 1 heure du matin.» Trois ans plus tard, Alexis Zerbib, 30 ans, ancien mécanicien automobile puis chef de projet dans la pub, ne fait plus les réparations lui-même. Constatant que ce service n’existait pas à grande échelle, le patron de Cyclofix les a délégués à une centaine de prestataires indépendant.es via sa plateforme de mise en relation qui permet aux cyclistes urbain.es de «faire venir un magasin de vélos à soi», au travail, à la maison, là où les circonstances l’imposent.
Ambiance éco-mobilité cool
Logée dans le XIe arrondissement, Cyclofix est une boîte conviviale qui ne se lasse pas de nous le faire savoir. Quatorze employé·es sédentaires dont douze qui viennent à vélo le matin. Relations resserrées avec leur équipe de nomades qui se succèdent pour passer manger des fruits, se faire un café, chiller dans un sofa, disposer des toilettes, bavarder avec le personnel permanent et même taquiner le patron. Ambiance éco-mobilité cool, résolument tournée vers un avenir qui se veut sain et en accord avec le sens de l’Histoire et les politiques municipales.
Au siège (qui a son adresse, lui) de Cyclofix. | Pierre Schneidermann
Si les prestataires dévolu·es aux réparations se montrent régulièrement au cours de la journée, ce n’est pas seulement pour la convivialité. Cyclofix fournit (en se faisant une petite marge au passage) les consommables: pneus, chambres à air, câbles, visseries et autres produits leur sont distribués en échange d'une caution.
Un système non seulement plus pratique pour tout le monde mais qui permet aussi de limiter l’investissement de départ –les indépendant.es qui interviennent doivent acquérir leurs outils de travail à leurs frais (minimum 100 euros pour du matériel entrée de gamme), et la moitié circule en carriole, dont le coût avoisine les 2.000 euros quand la location n'a pas été choisie comme option.
Atelier à la demande
Cyclofix vient à vous pour réparer vos freins, changer vos pneus crevés ou réviser votre vélo fatigué. On peut y faire appel en urgence –à condition de ne pas être trop pressé– ou en prenant rendez-vous, moyennant 48 heures de délai.
Contrairement à ce que l’on pourrait penser, ce service à domicile ne coûte pas plus cher qu’en magasin –en moyenne 10 à 15% de moins pour une ville comme Paris, selon Cyclofix. Autre avantage: si les personnes qui font appel à ses services le désirent, elles peuvent assister à la réparation et poser des questions pour en ressortir moins ignares, un transfert de savoir absolument impossible en magasin. D’ailleurs, outre le savoir-faire, Cyclofix exige de son personnel qu’il soit serviable et sympathique.
Tout transite via l’appli, disponible sur Android et iPhone: réservation, mise en relation, paiement, questionnaire de satisfaction. La start-up prend une commission (un montant tenu secret) sur chaque réparation et reverse le reste à la personne qui a fait la réparation. L’expérience utilisateur est ultra-simple et, en moyenne, 80% des rendez-vous sont honorés à temps par les intervenant.es.
Depuis peu, en arrière-plan, le service intègre une petite dose d’intelligence artificielle (IA) pour permettre de cerner au mieux les habitudes de part et d'autre afin d'adapter l’offre à la demande, tâche épineuse tant l’irrégularité fait partie intégrante du jeu –en saison haute vient le soleil et les balades qui vont avec; en saison basse, le froid circonscrit les vélos à la maison.
À ce jour, la start-up a réalisé 75.000 réparations. Elle opère dans six villes: Paris, Strasbourg, Bordeaux, Lyon, Grenoble et Lille. Malgré tout, Cyclofix n’est pas encore rentable. L'entreprise espère transformer l’essai d’ici 2021 en étendant l’activité à d’autres villes hexagonales, voire à des villes étrangères cyclophiles –Londres, Münich et Amsterdam sont dans le viseur des dirigeants. Courant avril, Cyclofix va aussi s'engouffrer sur le créneau très porteur de l'e-mobilité en élargissant sa gamme de prestations au rabibochage de trottinettes, scooters et vélos électriques.
Quand il n'est pas aux petits soins des cylistes, le personnel mobile intervient aussi en entreprise (Google, Hermès ou encore Le Figaro les font venir pour rendre service à leurs employé·es) ou scelle des accords à longévité variable avec des acteurs du free-floating. Avant leur disparition, Cyclofix a par exemple travaillé avec Gobee Bike et Ofo. Aussi se réjouit-on, en interne, de l’essor des trottinettes électriques en libre-service pour qui la durée de vie ne dépasse pas trente jours.
Gagne-t-on à réparer en indépendant?
Quand on demande si, au milieu de ce win-win général en apparence infaillible, l’uberisation des personnes qui travaillent en indépendant ne fait quand même pas tache, on nous répond trois choses.
D’abord, que les cyclofixeurs se disent «contents». Oui, contents car, outre les fruits, le café et le sofa dédié, ils se sentent considérés: on écoute leurs feedbacks et l’entreprise est suffisamment jeune et souple pour évoluer en fonction. Contents aussi, car sans pression: leurs prestations ne sont pas notées par les personnes qui font appel à eux et qu'ils ont la liberté de refuser une demande sans craindre les fourches caudines de l'algorithme.
Contents encore, parce qu’ils rendent un fier service aux cyclistes en détresse. Un service humain et personnalisé, aux antipodes des tâches inhérentes à la foodtech, suivez notre regard –Deliveroo, Uber Eats et consorts, parangons de l’uberisation s’il en est. Contents, enfin, parce que l’entreprise prend quelques engagements sociaux, comme l’assurance gratuite pour les personnes qu'elle emploie (Deliveroo et Uber Eats la proposent également depuis 2017). La start-up réserve aussi des avantages humains à son personnel, tels qu'une formation gratuite sur la réparation de véhicules électriques.
On n’est pas un gendarme mais on veille à avoir une relation saine et claire.
On nous répond également qu'il serait difficile de salarier les personnes qui se déplacent. Certes, cela impliquerait de revoir le modèle économique de l'entreprise et il n'est pas impossible que la start-up s'en sorte en suivant un modèle contractuel. Mais, surtout, il serait on ne peut plus complexe de gérer les nombreux temps morts que la foodtech, elle, ne connaît pas –elle qui nourrit en quantité industrielle, toute l’année, des ventres perpétuellement affamés.
Enfin, on nous répète la petite musique déjà entendue mille fois: la flexibilité, ça arrange pas mal de monde. Les slasheurs qui cumulent plusieurs boulots bossent dans la foodtech (livraisons de repas, donc), font des remplacements dans les boutiques de vélos ou se livrent à d’autres activités qu'on ne soupçonne pas. Quant aux personnes qui ont fait de la réparation de cycles leur métier, elles peuvent gagner juqu’à 2.500 ou 3.000 euros par mois –hors charges– pour les plus motivées.
Reste une ambiguïté: ces personnes qui ont choisi l'indépendance n’ont en théorie pas le droit de travailler pour un seul client. Cyclofix se protège et leur rappelle ce point essentiel de la réglementation, qui vaut surtout pour le microentrepreneuriat. Mais l'entreprise argue qu'il est impossible de vérifier si les personnes qu'elle emploie sont en conformité avec la loi. «On n’est pas un gendarme mais on veille à avoir une relation saine et claire», explique Alexis Zerbib, le patron de la start-up. Formulation assez évasive, qui signifie aussi que Cyclofix n’a pas le droit de se poser en tant que supérieur hiérarchique des indépendant.es, libres d’aménager leurs horaires comme bon leur semble sans recevoir d’ordre de personne.
La réalité du terrain
Pour confronter la parole officielle à la réalité du terrain, on demande à Nils, 30 ans, rencontré dans la rue alors qu’il réparait les freins usés d’un vélo vintage, s’il accepte de répondre à nos questions –mieux encore, si on peut le suivre sur une réparation. Si ça ne tenait qu’à lui, aucun problème. Il veut juste demander, par prudence et pour ne pas brouiller sa bonne entente avec le siège, l’autorisation de Cyclofix. Qui accepte sans broncher.
Deliveroo, c’est l’inverse de Cyclofix.
Nils est propriétaire d’une carriole aménagée sur-mesure, qui ne dispose par d'assistance électrique. Il la parque on ne sait où ni comment dans son immeuble. En véritable slasheur, il travaille aussi dans la foodtech, parfois également en boutique de vélo. Les petits mois, Cyclofix lui rapporte 700 euros. Une somme qui peut grimper jusqu’à 2.500 euros, comme nous l’indiquait l’entreprise.
On le suit pour une réparation qui le mène de chez lui, non loin de la station de métro Voltaire, vers le quartier de la Gare de l’Est. Une crevaison s’annonce, donc un changement de chambre à air et un remplacement de pneu. Il pédale vite, arrive tant bien que mal à faufiler son paquebot sur les pistes cyclables, s’énerve somme toute assez peu. La réparation a lieu dans la cour d’un immeuble qui héberge des bureaux. Le jeune client, qui fait appel à Cyclofix pour la première fois, n’a pas le temps d’assister au sauvetage de son vélo et retourne se poster devant son ordinateur. Dans la cour, les fumeurs observent Nils, sa carriole, son barda et ce journaliste lui aussi à vélo qui le prend en photo.
Nils, sa carriole et le vélo au pneu crevé dont il est venu sauver le propriétaire. | Pierre Schneidermann
«Deliveroo, c’est l’inverse de Cyclofix», lâche-t-il. Parmi la clientèle, 90% sont «cools» (de fait, le taux de satisfaction officiel de cette clientèle avoisine les 95%), bien plus que dans la restauration qu’il connaît un peu. Il ne se sent pas «uberisé» car valorisé, et ne relève aucune hypocrisie de la part de l’entreprise qui, il s’en souvient encore, distribue des chaufferettes jetables pour les mains en hiver et qui, effectivement, écoute les personnes qu'elle fait travailler et cherche sans cesse à s’améliorer.
Nils apprécie également le melting-pot que forme son troupeau de collègues, venu·es d’horizons et de compositions sociologiques plus que variés: personnes vielles, jeunes, autodidactes, avec ou sans diplôme, néophytes ou avec de l'expérience partagent ce goût du service et du matériel vélo. La communication passe par Slack, une plateforme collaborative de discussions en ligne mis à disposition par Cyclofix.
Nils et Alexis Zerbib, respectivement prestataire et patron de la start-up, partagent une crainte commune: que va-t-il se passer quand Cyclofix grandira? Comment maintenir cet esprit auberge espagnole que les personnes qui y collaborent, d’un constat partagé, revendiquent? Tous deux ont en tête l’exemple Deliveroo qui, à ses débuts, était une «start-up cool», dixit Nils, et qui, en conquérant le marché et en développant sa flotte, est devenue l’entreprise avec les tares que l’on connaît (de la précarité grandissante à l’exploitation des personnes migrantes) tout en n’ambitionnant rien de moins que devenir l’Amazon de la food.
On n’en n’est pas encore là. Par le passé, Cyclofix a levé un million d’euros (Xavier Niel et Norauto font partie des investisseurs) et en cherche, actuellement, deux autres. On est encore loin des chiffres tourbillonnants de la tech. Mais l’implantation hors des frontières et les mains dans le cambouis de l’électrique pourrait, il est vrai, retirer un peu de sa «coolitude» à la start-up. D’ailleurs, les personnes que l'on enverra réparer les scooters électrique se déplaceront… en scooter électrique. Les carrioles ne seront plus les reines exclusives sur ce marché en devenir.