Considérée comme un monopole, la Stardard Oil fut scindée en trente-quatre entités en 1911. Peut-il arriver la même chose aux GAFAM? | Ryan Quintal / Unsplash
Considérée comme un monopole, la Stardard Oil fut scindée en trente-quatre entités en 1911. Peut-il arriver la même chose aux GAFAM? | Ryan Quintal / Unsplash

Faut-il (vraiment) croire au démantèlement des GAFAM?

La (longue) route pour casser le monopole des GAFAM, visées par les autorités anti-trust aux États-Unis, ne mènera pas nécessairement vers des mesures aussi radicales.

Jusqu'à présent, la puissance acquise par les géants américains du numérique, de Google à Apple en passant par Amazon et Facebook, ne semblait guère perturber que les responsables politiques européen·nes… et Donald Trump.

Le président des États-Unis s'est bien servi des possibilités offertes par les réseaux pour son élection en 2016 mais il n'aime pas Amazon, qu'il accuse (non sans raison) de détruire des emplois dans les villes américaines et de ne pas payer assez d'impôts. Il reproche également aux entreprises de haute technologie basées en Californie d'avoir en commun avec les membres de la direction démocrates une vision du monde très éloignée de la sienne.

Les représentant·es européen·nes, s'inquiètent depuis longtemps de la domination exercée par ces groupes et de l'immense talent manifesté par leurs financiers en matière d'optimisation fiscale. Mais les autorités américaines de surveillance de la vie économique, après avoir à une époque contesté les méthodes employées par Microsoft, semblaient avoir adopté une attitude de grande bienveillance à leur égard.

Le vent est pourtant en train de tourner. Début juin, on a appris par la presse américaine que les autorités de régulation avaient décidé de se répartir les tâches: au ministère de la Justice, les enquêtes sur Google et Apple, à la Federal Trade Commission (FTC), celles sur Amazon et Facebook.

Au même moment, la Chambre des représentants annonçait la formation d'une commission bipartisane chargée d'enquêter sur l'état de la concurrence dans les nouvelles technologies, de vérifier si ces firmes n'abusaient pas de positions dominantes et si la législation en vigueur permettait de répondre aux défis posés par l'économie numérique.

Divergences de vues

Ce soudain empressement soulève évidemment plusieurs questions, à commencer par celle de savoir si toute cette agitation correspond bien à une réelle volonté de mieux contrôler l'usage des nouvelles technologies et si certain·es protagonistes de cette vaste offensive n'ont pas pour principal objectif de ne pas se laisser déborder par les autres.

On observera par exemple que, dès le 11 juin, un haut fonctionnaire de la division anti-trust du ministère de la Justice, Makan Delrahim, a profité d'une conférence organisée à Tel Aviv sur ce sujet pour affirmer que la législation anti-trust américaine permettait de répondre d'une façon parfaitement efficace aux questions posées par la nouvelle économie et qu'il n'y avait nullement besoin d'amender les textes existants ou d'en proposer de nouveaux. Mesdames et messieurs du Congrès, si vous avez du temps libre, occupez-vous d'autre chose et laissez travailler les professionnel·les…

«À une conférence anti-trust à Tel Aviv, Israël, l'assistant du procureur général de la division anti-trust du ministère de la Justice américain Makan Delrahim suggère que la compétition entre les entreprises de la tech peut aller de pair avec l'amélioration de la vie privée.»

Supposons que toutes ces déclarations soient effectivement le signal d'une offensive en règle contre les GAFAM. Que leur est-il reproché, précisément? Traditionnellement, en application des théories libérales, on évite les situations de monopole ou les positions dominantes parce que les entreprises qui en bénéficient peuvent en profiter pour imposer des prix élevés.

En l'occurrence, ce n'est pas le cas: Google ou Facebook proposent aux personnes qui en font usage des services gratuits et Amazon s'impose au niveau mondial par sa capacité à assurer un service commercial de qualité à des prix nettement inférieurs au commerce traditionnel.

Seule Apple pourrait être accusée d'avoir bâti un empire dans l'informatique et la téléphonie haut de gamme lui permettant d'avoir une politique de prix astronomiques. Il est possible d'éviter de consommer des produits issus de l'écosystème d'Apple et la montée en gamme des constructeurs chinois et coréens dans le domaine des smartphones remet en question sa position dominante. Le problème est ailleurs.

Positions dominantes

La position dominante occupée par Google dans le domaine des navigateurs et moteurs de recherche et par Facebook dans celui des réseaux sociaux leur permet d'accaparer la plus grosse partie des recettes publicitaires sur internet.

Il faut rappeler qu'un peu plus de la moitié de la population mondiale est déjà connectée à internet et que 92% de ces 3,9 milliards d'internautes utilisent Google pour faire des recherches en ligne.

La force de frappe du moteur de recherche Google en une visualisation. | Statcounter

Amazon, qui ne concurrençait au départ que les libraires, conquiert des positions dominantes sur tous les segments de la vente en ligne. Apple impose ses propres applications sur ses appareils et des tarifs élevés pour les autres développeurs d'applications qui voudraient venir sur l'App Store.

Les parlementaires américain·es s'inquiètent aussi de l'utilisation pouvant être faite de la masse de données recueillies par ces entreprises, qui sont de surcroît tentées d'investir de plus en plus dans des secteurs très sensibles comme celui de la santé.

Il est encore reproché à tous ces groupes, aujourd'hui immensément riches, d'acheter toutes les jeunes entreprises innovantes qui pourraient leur faire de l'ombre dans le futur. Bref, leur position dominante le devient chaque jour davantage.

D'illustres précédents

Est-il possible de mettre un terme à ce processus? Oui, si les autorités compétentes y mettent de la bonne volonté: elles en ont les moyens et elles l'ont déjà fait. Au début du siècle dernier, le ministère de la Justice a engagé des poursuites contre la Standard Oil, fondée par John D. Rockefeller, pour ses pratiques anticoncurrentielles.

La compagnie, qui avait conquis une position dominante dans le raffinage et la distribution, était notamment accusée de bloquer la concurrence en prenant le contrôle des pipelines ou en exigeant des compagnies ferroviaires des tarifs nettement inférieurs à ceux obtenus par ses concurrents.

En 1911, la Cour suprême des États-Unis a estimé que la Standard Oil avait acquis un statut de monopole «déraisonnable» et a ordonné qu'elle soit scindée en trente-quatre sociétés.

Dessin satirique représentant le monopole de la société dans les années 1900. | Librairie du Congrès des États-Unis / Wikipédia

Au début du siècle dernier, la société American Telephone & Telegraph Company (AT&T) avait très vite su se placer en situation de quasi-monopole. À la suite des poursuites engagées par le ministère de la Justice, elle avait pris en 1913 l'engagement de respecter les règles de la concurrence.

Dans la pratique, ces engagements étaient tenus d'une façon si particulière que, après une longue procédure judiciaire, elle a dû accepter en 1982, sous la présidence Reagan, d'être divisée en sept compagnies, les Regional Bell operating Companies, plus connues sous la dénomination de «baby Bells». AT&T, qui continuait à exister sur les longues distances, a ensuite été rachetée par l'une de ces baby Bells.

Microsoft, a un démantèlement près

Plus proche de nous, c'est l'entreprise représentant le M des GAFAM, Microsoft, qui s'est retrouvé en conflit avec les instances fédérales à de nombreuses reprises. Cela a commencé en 1991 lorsque la FTC lui a reproché d'abuser de son monopole dans le système d'exploitation des PC.

Un accord fut trouvé en 1994 mais, dès 1998, le ministère de la Justice lançait une autre procédure à propos de la façon dont Microsoft imposait son navigateur Internet Explorer en même temps que son système d'exploitation Windows au détriment du Navigator de Netscape.

L'alerte a été chaude: en juin 2000, le tribunal du district de Columbia a décidé la séparation de Microsoft en deux entités distinctes, la première devant se limiter aux systèmes d'exploitation; la seconde travaillant sur les autres logiciels. Microsoft a fait appel de cette décision et a réussi à éviter le démantèlement, moyennant la levée de certaines barrières pour permettre à d'autres programmes de fonctionner avec Windows.

L'étrange libéralisme de Milton Friedman

Cette dernière affaire a provoqué une vive réaction de la part de certain·es économistes qui ont pensé le libéralisme, dont le fameux Milton Friedman, prix Nobel d'économie 1976.

Dans un texte resté célèbre sur le «business suicide», publié en 1999, il écrivit notamment: «Avec le temps, j'en suis progressivement arrivé à la conclusion que les lois anti-trust font beaucoup plus de mal que de bien et que nous nous porterions mieux si nous n'en avions pas du tout ou si nous pouvions nous en débarrasser.» Ce qui est tout de même étrange, car un authentique libéral doit admettre et même souhaiter que l'État intervienne pour faire respecter la libre concurrence. Un libéral qui interprète une telle intervention comme une intrusion dans la vie des affaires est prêt à sacrifier la libre concurrence au nom de la défense des intérêts de quelques grandes firmes...

En l'occurrence, la suite des événements a montré que la justice avait eu raison d'agir ainsi. Loin de correspondre à une «impulsion suicidaire», les décisions concernant Microsoft ont «pavé la voie pour des entreprises comme Google, Yahoo et Apple», ainsi que le rappelle avec raison Makan Delrahim dans le discours mentionné plus haut.

Des actions contre les GAFAM pourraient aujourd'hui avoir le même impact. Mais ces procédures sont longues et la compagnie incriminée a toujours la possibilité de faire appel. En tout état de cause, le démantèlement de l'une ou l'autre des GAFAM n'a qu'une très faible probabilité de se produire avant la prochaine élection présidentielle américaine.

Cette probabilité est d'autant plus faible que, dans le sillage de Milton Friedman, les adversaires d'une intervention du ministère de la Justice ou de la FTC se mobilisent et avancent deux arguments de poids. D'abord la recherche dans les nouvelles technologies exige des moyens importants –découper les géants américains du secteur reviendrait à affaiblir la capacité de recherche de l'industrie américaine.

Ensuite, ce découpage au nom des grands principes libéraux serait d'autant plus dangereux dans le contexte actuel que le gouvernement chinois, lui, ne risque pas d'affaiblir ses Alibaba, Tencent et autres Baidu.

Les grands principes pèsent peu quand il s'agit de défendre des positions acquises face à des concurrents étrangers, surtout lorsqu'il s'agit de savoir qui va dominer le monde de demain.

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