Télétravail, école à distance, télémédecine: en cette période de crise sanitaire, le numérique a largement pris le dessus. Olivier Le Deuff, spécialiste en sciences de l'information et de la communication, et Olivier Frayssé, professeur de civilisation américaine à Paris-Sorbonne, décryptent les enjeux et conséquences de ce bouleversement.
Comment analysez-vous le recours au télétravail, à l'enseignement à distance et plus généralement aux technologies numériques dans le contexte actuel?
Olivier Frayssé: La situation est paradoxale. Il y a un recours massif au numérique dans tous les domaines, et dans le même temps, la dépendance de l'humanité vis-à-vis du travail matériel des producteurs de biens (alimentation) et des services matériels (soins, transports) est plus criante que jamais.
Notre régime de production est hybride. Une partie du travail se fait de manière purement numérique, avec pourtant une base matérielle (un lieu, des équipements, une connexion, de l'électricité, etc).
L'autre se fait essentiellement sur le terrain matériel (l'agriculture, l'industrie, les services à la personne), mais de plus en plus sous le gouvernement d'acteurs donnant leurs ordres et commandes via le numérique.
En fonction des activités, les liens entre les deux sont divers, complexes. À cet égard, Amazon est un riche exemple.
Olivier Le Deuff: La situation actuelle est celle de la précipitation et de la contrainte. On est vraiment dans l'adaptation plutôt que dans l'adoption. Mais le paradoxe est que c'est justement cette situation qui va accélérer l'adoption des technologies pour le télétravail.
C'est quelque part une bonne nouvelle, même si on peut regretter qu'on soit surtout contraints de bidouiller, à défaut d'avoir pu développer des choix technologiques assumés, et que les compétences organisationnelles et stratégiques ne soient pas toutes partagées.
Au niveau de l'Éducation nationale, on observe une diversité d'usages mais finalement peu de logiques didactiques. Par exemple, causer pendant deux heures en ligne n'est pas du tout une bonne idée: il faut raccourcir les séquences et jouer plutôt sur de l'asynchrone.
La prise en compte de la spécificité du numérique comme objet et moyen d'enseignement est encore peu répandue. Espérons que le confinement puisse être un déclencheur.
Ce qui est à craindre, c'est avant tout une diminution de l'emploi salarié au profit d'une rémunération à la mission ou à la tâche. Bien souvent, ces choix seront contraints.
Pensez-vous qu'on se dirige vers une accélération de l'automatisation après cette crise?
Olivier Le Deuff: Oui et non. L'automation permet de gagner du temps dans les procédures administratives, en paramétrant les éléments et les circuits de façon à ce que des tâches répétitives soient prises en compte par la machine. Sur ce point, le phénomène va s'accélérer, ce qui signifie de probables pertes d'emploi dans certains secteurs tertiaires.
Par contre, il faudra d'autres postes pour assurer les paramétrages et vérifier les données, les métadonnées, les supports documentaires... Bref, de nouvelles technicités. Et surtout, on aura de plus en plus besoin de médiations au niveau de l'échange des données.
Bernard Stiegler avait considéré, comme d'autres, qu'il fallait revoir nos logiques en matière d'emploi, car on risquait à terme une forte disparition de métiers. Ce qui est à craindre, c'est avant tout une diminution de l'emploi salarié au profit d'une rémunération à la mission ou à la tâche.
Si cela semble prometteur pour certains discours qui voient l'émergence d'une société d'entrepreneurs, il faut rappeler que bien souvent, ces choix seront contraints.
Il est probable que revienne en force, dans ce cadre, l'idée d'un revenu universel de complément, qui viendrait assurer à la fois un minimum vital et un minimum social au niveau des prestations.
Pour l'instant, cela reste un peu en suspens. Mais on peut parier que ce seront les gouvernements les plus libéraux qui finiront par mettre en place ce type de système, sous peine de faire face à une crise sociale sans précédent.
La lutte des classes continue pendant la catastrophe, elle continuera après.
Olivier Frayssé: Il y a deux sujets distincts, la numérisation et l'automatisation. La numérisation partielle ou totale des activités rangées sous le vocable «travail» reçoit une nouvelle impulsion du fait du confinement, mais elle progresse depuis longtemps.
Les forces à l'œuvre pour la numérisation –les entreprises et les États soucieux de réduire le coût du travail– profitent de la situation actuelle et vont continuer en ce sens.
Mais elles se heurtent et se heurteront à la résistance de celles et ceux qui vivent cette numérisation forcée comme un changement de régime de travail –ce qui fait que les énergies productives sont mobilisées dans des formes typiques et donc admises par la plupart.
Les travailleurs résistent à une aggravation de leurs conditions de travail dûe à la multiplication des contraintes, des contrôles, des délais, des évaluations, du reporting, à la mise en concurrence de chaque instant, à l'abaissement de leur statut social, à la chute des rémunérations et à la disparition des bienfaits de la sociabilité que permet le travail dans un même lieu et dans un même temps. La lutte des classes continue pendant la catastrophe, elle continuera après.
Il faut rappeler que notre définition du travail n'est pas bonne. On confond travail et emploi. Il me semble que c'est l'occasion de revaloriser le travail sous toutes ses formes.
Le développement de l'automatisation, c'est-à-dire le remplacement du «travail vivant», pour reprendre la formule de Marx, par du «travail mort», avec des machines cristallisant du capital lui-même généré par le travail (y compris l'intelligence artificielle), dépend de quatre facteurs.
Ces facteurs sont les possibilités technologiques, le pouvoir des consommateurs –qui préfèrent toujours un conseiller au téléphone à un robot et un prof sans distanciation sociale à un MOOC–, le coût du travail vivant comparé à celui des machines et les rapports de force entre les classes qui encadrent le tout.
Quelles conséquences économiques cette automatisation peut-elle provoquer?
Olivier Le Deuff: Il faut rappeler que notre définition du travail n'est pas bonne. On confond travail et emploi. Il me semble que c'est l'occasion de revaloriser le travail sous toutes ses formes. On peut travailler pour soi, pour apprendre et s'améliorer; on peut aussi travailler pour les autres, sans qu'il y ait nécessairement de rémunération associée. C'est ici que l'idée d'un revenu universel de base pourrait être couplée.
Cela implique probablement de nouvelles échelles de gratification, qui ne soient pas uniquement des échelles de salaire. En clair, si votre travail permet d'augmenter la connaissance et les compétences, il pourrait vous valoir un autre type de gratification –même chose si vous sauvez des vies, si vous facilitez la vie quotidienne, si vous apportez finalement du bonheur autour de vous.
En dehors de la gratification symbolique, ces nouveaux indices pourraient vous faire bénéficier d'autres avantages: un départ en retraite anticipée pour les métiers avec prise de risque ou une mutuelle bonifiée, par exemple.
Ce modèle suppose clairement un «New Deal» économique, écologique, qui viendrait compléter la logique de l'imposition pour aller conférer d'autres avantages à ceux dont les rémunérations ne sont pas exceptionnelles. Du coup, cela oblige à repenser des logiques de régimes spéciaux, mais ce ne sera sans doute pas ceux d'autrefois.
Olivier Frayssé: Pour un marxiste, aussi longtemps que nous vivons dans un monde fondé sur le capitalisme, la marchandise et la loi de la valeur qui va avec (c'est-à-dire la quantité de travail humain socialement nécessaire pour produire quelque chose), le renforcement de l'intensité capitalistique conduit à une crise du capital, qui ne peut plus s'accumuler par l'exploitation du travail humain.
La façon dont cette crise du capital est surmontée dépend de beaucoup de facteurs, au premier rang desquels la lutte des classes. On peut imaginer des guerres redistributrices et destructrices de capital à reconstruire, l'effacement d'une quantité vertigineuse de capital-argent (que vaudront les milliards de dette qui s'accumulent chaque jour?), voire l'invention d'un nouveau mode de production non-capitaliste.
La taxe robot ne veut pas dire grand-chose, car elle ne définit pas ce qu'est un robot. Des robots, vous en avez partout sur les dispositifs numériques.
Pour amortir les conséquences économiques de l'automatisation, on évoque souvent la taxe robot. Jugez-vous cette mesure pertinente? Quelles sont ses limites?
Olivier Frayssé: Je ne suis pas spécialiste, mais il me semble qu'une taxe robot prendrait sur les profits des entreprises qui ont le plus recours à l'automatisation, aidant ce faisant les autres dans la concurrence. Elle devrait en théorie être affectée aux salariés qui en seraient victimes, en attendant une reconversion.
En ce sens, cette taxe a partie liée avec toutes les versions du revenu de base universel, une assurance-chômage. Elle permettrait d'amortir et de ralentir le processus d'automatisation en repoussant les échéances.
La taxe robot ne pourrait que s'accompagner de mesures protectionnistes vis-à-vis des marchandises produites dans des pays qui ne l'appliqueraient pas, dont la concurrence deviendrait insoutenable.
Olivier Le Deuff: La taxe robot ne veut pas dire grand-chose, car elle ne définit pas ce qu'est un robot. Des robots, vous en avez partout sur les dispositifs numériques. Un moteur de recherche, c'est plein de robots. Wikipédia en utilise aussi. Il faut donc sortir des seules visions humanoïde et «robot d'usine» de type Amazon.
Du coup, il faut probablement déplacer les taxes ailleurs, en se demandant s'il n'est pas préférable de mettre en place des taxes écologiques –surtout si les outils sont produits bien loin de leur lieu d'utilisation– et en revenant à la préconisation du rapport Colin et Collin d'instaurer les taxations là où sont prélevées et captées les données.