Il était un temps où traverser la ville en taxi à n'importe quelle heure, se faire livrer ses courses et sa nourriture sur son palier, se dégoter une superbe maison de campagne pour le week-end ou se déplacer en scooter de location pour une heure de trajet relevait, pour l'immense majorité des jeunes urbains précaires, d'un luxe bourgeois parfaitement inaccessible.
Ce monde prit brutalement fin au début des années 2010, lorsqu'Uber et Airbnb débarquèrent en France –en y ouvrant des bureaux respectivement en 2011 et 2012– pour atomiser les écosystèmes du transport et de l'hôtellerie.
Dix ans plus tard, l'«ubérisation» tient lieu de fondation du modèle urbain contemporain, celui d'une génération de millennials désormais installés dans la trentaine et de ses cadettes, qui n'ont probablement pas l'âge de se souvenir d'un monde exempt de VTC.
Mais voilà que le New York Times panique: et si cette opulence de services à bas prix, et avec elle une partie des rites du quotidien urbain, n'avait été qu'un trompe-l'œil? Et si l'âge d'or des plateformes vivait son crépuscule?
Vil Coyote à la chasse au monopole
Comprenons-nous bien: économiquement, rappelle le quotidien, la start-up est bel et bien un mirage. La stratégie d'Airbnb, Lime et les autres est simple: convaincre un investisseur aux poches pleines, casser les prix, établir rapidement une position dominante sur le marché puis, à terme, devenir rentable ou vendre la start-up au plus haut de sa valeur marchande– le «blitzscaling».
Que le plus riche gagne. Pendant des années, le prix d'une course Uber était imbattable pour trois raisons: l'entreprise a longtemps contourné le droit du travail et ne payait presque pas d'impôts sur les bénéfices. Ses investisseurs subventionnaient de fait une partie de l'addition.
Le voilà, le secret un peu gênant de la galaxie start-up: malgré son obstination à exploiter un nouveau prolétariat, à détruire les acquis sociaux et à échapper à l' impôt, elle fonctionne à perte –6,8 milliards de dollars en 2020 (5,6 milliards d'euros) chez Uber.
Mais dorénavant les investisseurs en ont marre, relate le New York Time. Alors les prix augmentent: +40% en un an pour Uber aux États-Unis, +35% pour Airbnb. Et rappelez-vous des trottinettes électriques, dont les tarifs n'arrêtaient pas de changer, remarque le quotidien: sur un trajet à 10 dollars, une entreprise comme Bird perdait en 2019… 9,66 dollars. Insensé.
Ces dernières années, ses licornes valorisées à plusieurs milliards de dollars en Bourse ont pu l'être avant même qu'elles aient réalisé le moindre bénéfice voire qu'elles aient présenté leur produit. L'économie de la start-up a parfois ressemblé à Vil Coyote coursant Bip-Bip à travers le désert, obsédé par son nouvel objectif –le monopole au lieu du profit– sans réaliser que le sol était en train de se dérober sous ses pieds.
Tant mieux, au fond, si la pandémie provoque la faillite d'un modèle encore plus toxique que ses prédécesseurs. Et tant pis pour nos dix ans de mirage.