On commence à les apercevoir dans certaines grandes agglomérations, troupeaux de scooters colorés et armées de livreurs aux logos correspondants. À l'arrière d'une quelconque supérette de quartier ou d'un «dark store» sans visage, entrepôt urbain destiné aux seules livraisons, ils attendent patiemment que leur smartphone se mette à clignoter et sonner, indiquant une course à effectuer.
Une course à effectuer, toujours, de toute urgence. Car ces scooters, ces travailleurs indépendants, exploités, mal payés, derniers ersatz en date de l'ère Uber, sont liés aux allemandes Gorillas ou Flink, à Zapp, Frichti, Flink ou la Turque Getir, pour ne citer qu'elles.
Ces petites firmes que l'on ne compte plus sont des start-ups de «quick commerce» ou «q-commerce» qui vous promettent la livraison de courses en dix minutes pointeur en main, au pas de votre porte. Elles surfent sur une période exceptionnelle, marquée par la pandémie et les confinements, qui ont offert aux commerces en ligne et aux activités de livraison un dramatique coup d'accélérateur.
Les entrepreneurs qui les ont créées ne sont pas les seuls à croire en l'avenir glorieux de ces livraisons quasi instantanées: comme le note le Wired britannique, Gorillas est d'ores et déjà une «licorne», une start-up valorisée à plus d'un milliard de dollars, qui compte encore lever des fonds importants et ne pas s'arrêter là.
En face? C'est pareil: la course à l'échalote est lancée, les investisseurs déversent des sommes folles sur ces jeunes structures. Sur les corps épuisés de travailleurs rincés et de commerces chamboulés, seules les plus fortes survivront.
Comme Uber, Lyft ou WeWork avant elles et face aux vieux géants de la distribution, ces grenouilles doivent atteindre au plus vite la taille d'un bœuf, la taille critique et la notoriété nécessaire pour imposer leur marque dans les esprits et leur application dans les habitudes. «Move fast and break things» en anglais, faire des omelettes en cassant des œufs: le vieux slogan de la Silicon Valley a, malgré les dantesques débâcles qu'il a provoquées, encore de beaux jours devant lui.
La loi du plus gros, le plus vite
De la casse, il y en aura, et de la casse, il y en a déjà. Pour conquérir les cœurs et parts de marché, et comme ce fut ou est encore parfois le cas pour les grands frères Uber ou Lyft, Gorillas & co. brûlent leur cash sans compter, subventionnent les consommateurs, multiplient les promos et les marges inexistantes voire négatives. Selon le Manager Magazin allemand, repris par Wired, chacune des commandes honorées l'est pour l'instant à perte.
Pression horaire, cadences infernales, dépendance à des algorithmes aux fonctionnements sibyllins, nul besoin de préciser qu'ici comme ailleurs, la relation au labeur et aux travailleurs est globalement socialement destructrice.
Gorillas a déjà dû faire face à une grogne sociale continentale et au blocage d'un entrepôt berlinois à la suite du licenciement contesté de plusieurs livreurs. Son patron Kağan Sümer n'a alors pas brillé par sa diplomatie sociale, le Sénat berlinois a décidé de s'en mêler et les forçats de la livraison rapide se sont organisés en collectif, menant diverses actions coups de poing.
Quelques insiders anonymes, interrogés par Wired, ne sont pas tendres envers la firme qui, de surcroît, a déjà dû faire face à une bien embêtante fuite de données personnelles.
C'est une «coquille vide», explique l'un d'eux, qui précise que les outils d'inventaire sur lesquels elle base son activité sont pour le moins précaires. Un «château de cartes», décrit un autre, prédisant que «ce n'est qu'une question de temps avant qu'il ne s'effondre».
Pourquoi alors, les malheureux échecs passés déjà connus, ces écueils potentiellement handicapants rendus publics, les investisseurs continuent-ils à offrir des montagnes de cash à ces jeunes pousses à l'avenir incertain? Parce que le marché est prometteur, bien sûr.
Selon les chiffres de Statista, il pèsera ainsi plus de 1.500 milliards d'euros en 2021. D'après un rapport de McKinsey, son versant en ligne a crû de 55% en 2020 et la tendance devrait encore se renforcer. Peut-être ces financiers, comme le note Wired, portent également le regard plus à l'est, en Chine notamment.
Là-bas, cette phase de rude compétition entre jeunes entrants sur le marché est désormais passée. Deux premiers champions, Dingdong Maicai et Missfresh, ont déjà été couronnés par de juteuses IPO, plaçant de fait leurs concurrents dans une ombre dont ils auront du mal à s'extraire.