Longtemps considérée comme irréaliste, voire utopique, l'idée d'un revenu universel fait florès aux quatre coins du globe.
Au Royaume-Uni, en Allemagne, et, surtout, en Espagne, on présente la mesure comme un remède à la crise économique qui s'annonce. De quoi s'agit-il précisément? La mesure peut-elle amortir la crise? Nous avons interrogé Philippe Van Parijs, spécialiste du sujet et co-auteur, avec Yannick Vanderborght, de l'ouvrage Le revenu de base inconditionnel.
Le revenu de base peut prendre différentes formes. On parle de revenu universel, de salaire universel, etc. Quelle est la différence entre ces différentes modalités?
Philippe Van Parijs: Ce que nous appelons «revenu de base» dans notre livre est un revenu payé régulièrement à tous les membres d'une société à titre individuel, sans contrôle de ressources et sans obligation de disponibilité sur le marché du travail.
Nous nous conformons ainsi à l'usage du terme «basic income» et à ses équivalents dans d'autres langues (Grundeinkommen, renta básica, reddito di base, etc.) qui s'est imposé sous l'influence du Basic Income Earth Network (BIEN), un réseau fondé en 1986, aujourd'hui actif sur tous les continents.
En français, le revenu de base ainsi défini est aussi parfois appelé allocation universelle ou revenu universel ou encore revenu d'existence.
Par ailleurs, l'expression revenu de base est aussi de temps en temps utilisée pour désigner des dispositifs de revenu minimum garanti conditionnels, au sens où ils font dépendre le droit à l'allocation ou son montant de la situation familiale des bénéficiaires et/ou de leur niveau de revenu et/ou de leur disposition à rechercher ou accepter un emploi.
En ce sens large, des dispositifs généraux d'assistance sociale comme le RSA français, le Hartz IV allemand, le reddito du cittadinanza italien ou le universal credit britannique constituent aussi des formes de revenu de base. Mais il vaut mieux dans ces cas se contenter de parler de revenu minimum.
La manière habituelle dont les banques centrales pratiquent l'assouplissement quantitatif consiste à réduire les taux d'intérêt, de telle sorte que les banques prêtent davantage aux entreprises et aux ménages. Mais cette formule a atteint ses limites, en particulier dans la zone euro.
Laquelle de ces modalités selon vous pourrait être une réponse face à la crise?
Toutes les formes de revenu garanti peuvent aider à amortir le choc des pertes de revenus occasionnées par les mesures prises pour faire face à la pandémie.
Mais leurs insuffisances ont fait surgir dans de nombreux pays deux types de propositions de revenu de base temporaire. Dans certains cas, il s'agit d'un emergency universal basic income qui vise à assurer que tous les ménages puissent disposer d'un revenu adéquat pendant la durée du confinement.
Les dispositifs en place sont souvent incomplets, par exemple parce qu'ils ignorent les personnes qui travaillent de manière autonome et nombre de salarié·es précaires, et ils sont souvent lents, comme lorsqu'ils exigent des procédures bureaucratiques d'identification des bénéficiaires et de contrôle de leurs ressources. Un revenu universel peut atteindre la population plus largement et plus rapidement.
Dans d'autre cas, il s'agit de quantitative easing for the people qui vise à relancer l'économie au moment de la sortie du confinement. La manière habituelle dont les banques centrales pratiquent l'assouplissement quantitatif consiste à réduire les taux d'intérêt, de telle sorte que les banques prêtent davantage aux entreprises et aux ménages. Mais cette formule a atteint ses limites, en particulier dans la zone euro.
D'où l'idée, de plus en plus populaire, y compris parmi les économistes mainstream, de recourir à ce que Milton Friedman avait appelé «helicopter money»: la banque centrale crée ex nihilo de la monnaie, qu'elle distribue directement aux ménages pour gonfler leur consommation. Dans sa version la plus simple, elle verse un montant identique sur le compte de chaque résident·e, autant de fois qu'il est nécessaire pour relancer l'économie sans créer une inflation excessive.
Ces deux propositions, dans leur version pure ou dans des variantes moins universelles, peuvent offrir une part de ce dont nous avons besoin pour survivre décemment pendant la crise sanitaire et pour repartir rapidement lorsqu'elle touchera à sa fin.
La contribution d'un revenu de base inconditionnel à la réalisation d'une société juste et d'une économie efficace est loin de se limiter à son utilité face à une pandémie.
Mais elles suggèrent aussi une réforme plus radicale, à savoir l'instauration d'un revenu de base inconditionnel comme composante permanente de notre modèle social, susceptible de rendre notre société et notre économie plus résilientes face une crise de ce type comme à toutes les autres.
Si un tel revenu avait été en place, une sécurité économique de base aurait été assurée automatiquement à toutes et tous et les mesures de soutien sélectif aux revenus à prendre dans l'urgence auraient pu être de moindre ampleur et faire exploser la dette publique moins brutalement.
Le quantitative easing pourrait s'effectuer très aisément, sous la forme d'une augmentation temporaire de son montant.
Il y aura un coût net, certes bien inférieur au coût brut, mais requérant néanmoins des moyens fiscaux complémentaires.
La contribution d'un revenu de base inconditionnel à la réalisation d'une société juste et d'une économie efficace est loin de se limiter à son utilité face à une pandémie. Mais la conjoncture actuelle a permis de grossir encore le nombre de personnes qui ont pris conscience de l'intérêt qu'il présente et se sont mises à en réclamer l'instauration.
Est-il possible de mettre en place un revenu de base sans pour autant augmenter les impôts?
S'il est temporaire, oui. On peut s'endetter pour faire face à une urgence et on peut recourir à la création monétaire lorsque l'inflation est insuffisante. Mais en l'absence de revenus de ressources naturelles ou d'un fonds souverain, un revenu de base permanent doit être financé par l'impôt.
Cela ne signifie cependant pas que l'introduction d'un revenu de base implique une augmentation massive de l'impôt correspondant au montant du revenu de base multiplié par le nombre des bénéficiaires.
Tant que l'on parle d'un revenu de base modeste, disons de l'ordre de 600 euros, il sera largement financé par une réduction du montant net des allocations existantes à concurrence de 600 euros et par la suppression des exonérations fiscales sur la première tranche de revenu de tou·tes les contribuables.
Cependant, comme il y aura des gagnant·es —en particulier les personnes qui travaillent à temps partiel peu rémunéré·es et celles qui sont dépourvues de tout revenu—, il y aura un coût net, certes bien inférieur au coût brut, mais requérant néanmoins des moyens fiscaux complémentaires.
Ceux-ci peuvent provenir notamment d'une imposition plus équitable des salaires et des pensions de retraite élevées ainsi que des revenus du capital.
Plusieurs observateurs craignent que ce revenu de base se substitue aux autres allocations et acquis sociaux. Cette analyse est-elle pertinente selon vous?
Un revenu de base est un socle qu'il s'agit de glisser sous l'ensemble de la distribution des revenus. Même à long terme, il ne doit pas remplacer intégralement les allocations d'assurance sociale, par exemple les pensions de retraite et les indemnités de chômage involontaire, financées par les cotisations sociales.
Et même à long terme, il n'excluera pas non plus des compléments conditionnels d'assistance sociale, par exemple sous la forme d'aide aux personnes handicapées ou d'allocations loyer pour des personnes vivant seules.