C'est sans doute l'une des plus spectaculaires légendes de croissance express-chute à pic de l'ère moderne, digne de l'histoire de Midas. En quelques jours, et après avoir été accusé par une firme new-yorkaise d'être «la plus grande escroquerie de l'histoire de l'économie», Adani, le conglomérat indien du milliardaire Gautam Adani, a effacé plus de 100 milliards de capitalisation boursière.
Septième né de huit enfants, Gautam Adani, 60 ans, a commencé sa vie à Ahmedabad, dans l'État du Gujarat, dans le nord-est de l'Inde, comme le Premier ministre Narendra Modi, dont il est devenu un proche soutien dans le milieu des affaires. Une romance corporate qui a fini par fragiliser cette narration de réussite.
Il y a encore quelques mois, en septembre 2022, Gautam Adani faisait les gros titres de manière plus heureuse. Peu connu en Europe, le patron de l'immense groupe Adani chipait à Jeff Bezos sa place de deuxième homme le plus riche de la planète, devenant la personnalité la plus aisée d'Asie.
Puis patatras, badaboum. Le 24 janvier, la firme Hindenburg Research est entrée dans la danse. Dirigé par l'intrépide et impitoyable Nathan Anderson, ce cabinet est spécialisé dans le «shortage» –le pari financièrement gagnant sur le dévissage en Bourse d'une entreprise.
Déjà notoirement responsable de la chute fracassante du constructeur de camions à hydrogène fantômes Nikola, il a publié, en ce jour funeste pour les marchés indiens, un rapport au vitriol. Dans cette enquête fouillée, il accusait le groupe de «manipulations boursières éhontées» et d'une «fraude comptable» systématique qui faisait de l'entreprise à tout faire «la plus grosse arnaque économique de l'histoire».
+819%, quand même
Car ainsi que l'explique Bloomberg dans un résumé de l'affaire, les tentacules de l'hydre Adani sont, en Inde, absolument partout. Parti de pas grand-chose, Gautam Adani a fini par tout avaler, glouton tous azimuts contrôlant des mines de charbon, des infrastructures ferroviaires, des aéroports, des centrales électriques, des activités agricoles ou agroalimentaires, des centres de données, des entreprises importantes du BTP local, et cætera, et cætera, et cætera.
«Aucun autre individu dans l'histoire moderne de l'Inde ne s'est imposé dans autant de secteurs en aussi peu de temps», résume le média américain, qui explique également comment cette hypercroissance miraculeuse servait les intérêts de la campagne «Make in India» du nationaliste Narendra Modi.
Peut-être fallait-il se méfier d'une si petite grenouille se voyant si vite aussi grosse qu'une vache sacrée. C'est précisément ce qu'ont fait Nathan Anderson et Hindenburg Research, dont le nom provient de l'épouvantable crash du dirigeable du même nom.
Étalées sur cent pages, contrées par un rapport de quatre-cents pages publié à la hâte mais sans effet notable par Adani Group, les découvertes et accusations de Hindeburg Research ont de quoi refroidir les plus téméraires des investisseurs.
Selon la firme new-yorkaise, le conglomérat indien à la structure très familiale a en effet dissimulé manipulations boursières et fraudes comptables dans un embrouillamini de sociétés écrans offshore, notamment basées à l'île Maurice. Celles-ci investissaient les unes dans les autres, faisant gonfler artificiellement le cours de l'action du groupe.
Utilisant ses propres actions comme garanties financières («collateral», en anglais) pour attirer dans ses filers d'autres investissements et continuer sa croissance, Adani Group souffrirait donc sous ses apparences de solidité de mastodonte d'une santé financière des plus précaires et de dettes importantes.
«Gautam Adani, fondateur et patron du groupe Adani, a constitué une fortune de presque 120 milliards de dollars [112,1 milliards d'euros, ndlr], qui a cru de 100 milliards ces trois dernières années, largement grâce à l'appréciation boursière des sept sociétés clés cotées en bourse de la structure, dont le cours a connu une croissance moyenne de 819% sur cette période», est-il indiqué dans le résumé du rapport.
Terre brûlée
Bien sûr, il est dans l'intérêt financier de Hindeburg Research de voir l'édifice s'effondrer: sa fortune à venir dépend de la réussite de ces attaques. Gautam Adani et ses lieutenants ont donc accusé le cabinet de chercher à s'enrichir «malhonnêtement».
De nombreuses personnalités indiennes ont crié au raid injuste contre les intérêts mêmes de la nation, quand d'autres soulignaient que des petits épargnants perdaient aussi très gros dans l'affaire, bien que le capital du groupe soit très majoritairement entre les mains de son fondateur et de sa famille.
Mais ces derniers mois, le groupe a justement essayé de s'ouvrir. Au moment de la publication du rapport de Hindenburg, le conglomérat s'apprêtait à mettre sur le marché 2,5 milliards de dollars de nouvelles actions. Une manière d'attirer de nouveaux investisseurs, de consolider et de légitimer sa croissance, et de relancer sa marche vers la possession de tout.
«L'histoire d'Adani est l'histoire de l'Inde», affirmait ainsi le financier en chef de la firme, Jugeshinder Singh. «Chaque foyer rural du pays peut investir dans le groupe.» Ils l'ont fait, ou d'autres l'ont fait: avant le bouclage de l'opération, les actions avaient toutes trouvé preneur.
Mais dans le même temps, et après la parution du rapport du cabinet américain, le cours de l'action du groupe s'est effondré en Bourse. Les acheteurs auraient instantanément perdu une fortune si l'opération était allée à son terme. Elle n'a pu le faire: au dernier moment, le groupe Adani a annulé son montage, son fondateur expliquant dans une vidéo que «le conseil d'administration sentait qu'il n'aurait pas été moralement correct de continuer».
Si Adani Group a semblé un temps retrouver quelques couleurs en annonçant le remboursement anticipé de certaines de ses dettes, le répit n'a été de courte durée. Désormais observée de près, la firme a à nouveau vu ses actions chuter après l'annonce d'un nouvel examen de sa situation boursière à venir du côté du fournisseur d'indices MSCI.