Coup de tonnerre début mars: Mark Zuckerberg, patron de Facebook, annonçait un bouleversement de sa plateforme. Le Californien, la main sur le cœur, expliquait vouloir créer un véritable système de messagerie sécurisée prenant enfin au sérieux les questions de respect des données personnelles, et vouloir recentrer les utilisateurs et utilisatrices sur la sphère privée plutôt que sur l'expression publique.
Patatras, le mastodonte né en 2004, qui a depuis transformé le monde pour le pire comme pour le meilleur, promettait un sérieux virage à 180° à toutes celles et ceux qui s'en servent ou qui cherchent à comprendre et analyser l’impact réel que le réseau a sur nos vies privées et publiques, sur notre relation à l’information, sur notre économie, sur nos démocraties ou sur nos cerveaux.
L’annonce de Mark Zuckerberg est bien sûr encore très fraîche. Et si fracassante qu’il semble impossible d’en anticiper tout à fait les effets, à court, moyen et long terme –après tout, une plateforme aux 2,3 milliards d’utilisateurs et utilisatrices mensuelles, cotée à plus de 430 milliards d’euros, ne peut annoncer un tel virage sans secouer le monde qui l’entoure.
Quelques analyses sortent pourtant du lot. Publiée par le Guardian, celle de Siva Vaidhyanathan, auteur d’Antisocial Media: How Facebook Disconnects Us and Undermines Democracy et professeur à l’université de Virginie, est passionnante.
Un objectif: la domination totale
Les médias affichent logiquement leur méfiance vis-à-vis du «pivot to privacy» annoncé par un Zuckerberg au passif extrêmement lourd en matière de protection de nos vies privées. Vaidhyanathan va plus loin. Selon lui, cette promesse n'est qu'une coquille vide et l’objectif véritable mais non-avoué de Facebook reste la domination, totale et sans partage. Une domination renouvelée, renforcée et universalisée par l’objectif de faire de la plateforme l’équivalent occidental de WeChat, application développée par l’autre géant, le chinois Tencent.
En Chine, WeChat est le système d’exploitation de votre vie
«En Chine, les gens utilisent WeChat pour tout: envoyer des messages à leur famille, lire les nouvelles, commander des repas, payer à des distributeurs de boissons ou régler une course de taxi. WeChat permet de déposer de l’argent sur son compte bancaire, chercher un livre dans une bibliothèque, prendre un rendez-vous médical, faire des réunions professionnelles collectives, interagir avec le gouvernement.» Et Vaidhyanathan de poursuivre avec cette phrase formidable, qui résume à la perfection ce que Zuckerberg cherche à faire de son mastodonte: «En Chine, WeChat est le système d’exploitation de votre vie.»
Il est question de la fusion des trois systèmes de messageries du réseau social, le Messenger de Facebook (1,3 milliard d’utilisateurs et utilisatrices), celui d’Instagram (1 milliard d’usagères et d'usagers) et celui de WhatsApp (1,5 milliard d’utilisateurs et utilisatrices), dont le cryptage serait appliqué à l’outil unifié.
Omniprésent et incontrôlable
Il est également question d’utiliser la blockchain, et de créer une crypto-monnaie propre à Facebook. Donc de s’atteler à faire de WhatsApp, comme c'est le cas pour WeChat, un outil central pour la vie quotidienne et les transactions économiques et financières de ses utilisateurs et utilisatrices. Ainsi prend corps le bras armé du réseau, ce nerf de la guerre de la «domination» qu’évoque Siva Vaidhyanathan dans sa tribune.
«On pourrait bientôt utiliser cette monnaie au sein de WhatsApp pour acheter des billets de train ou faire des courses en ligne. Imaginez si un milliard et demi de personnes se mettent à envoyer de l’argent à leurs proches dans d’autres pays, en utilisant une monnaie sous le contrôle de Facebook. Les systèmes habituels, qui appliquent des frais importants, pourraient être mis de côté. Et cela pourrait également consolider le pouvoir global de Facebook, qui n’aurait de comptes à rendre à personne.»
C’est le nœud de la problématique dessinée par le professeur. Effaré par les révélations toujours plus nombreuses sur la manière dont Facebook gère nos données, le pouvoir politique semble essayer de reprendre la main pour tenter de réguler un tant soit peu cette superpuissance privée. Mais tout pourrait être à refaire, et tout pourrait être impossible à refaire. L’emprise de la firme de Menlo Park, qui deviendrait le véritable épicentre d’une part significative des activités humaines, serait trop forte.
Si la Chine garde un œil et la main sur WeChat, qui deviendrait de facto le concurrent asiatique du Facebook nouvelle formule, les gouvernements occidentaux seraient encore plus démunis pour exercer leur contrôle sur le géant bleu qu’ils ne le sont aujourd’hui.
Ce qu’imagine Siva Vaidhyanathan peut paraître extrême, pessimiste, irréaliste, sensationnaliste. Le tableau qu’il dépeint commence grandement à ressembler à une dystopie. Mais, qui sait? Derrière les vœux pieux et discours fleuris sur la primauté flambant neuve offerte à la vie privée et aux données personnelles, c’est peut-être précisément le but ultime recherché par Mark Zuckerberg.