C’est un portrait long, dense et passionnant que consacre Fast Company à Masayoshi Son, dit «Masa». L’homme ne dispose certes pas du lustre d’Elon Musk ou de la renommée de Mark Zuckerberg. Il est pourtant, historiquement et jusqu'à aujourd'hui, l’homme le plus puissant de la Silicon Valley: à la tête de la firme japonaise SoftBank, investisseur pionnier de l'internet, «Masa» est également à la tête d’un fonds, le bien nommé Vision Fund, doté de la rondelette somme de 100 milliards de dollars (environ 87 milliards d'euros).
L’homme fait donc depuis des années la pluie et le beau temps sur l’économie mondiale. Mieux: ce Japonais originaire d'une famille coréenne issue d'un milieu modeste, décrit par l’autrice du portait Katrina Brooker comme petit de taille, humble et prompt à l’autocritique, va jusqu'à inventer de nouvelles météorologies au fil de ses aventures et prises de capital.
Un «plan sur 300 ans»
SoftBank, dont la croissance a d'abord évolué tranquillement grâce à la distribution de logiciels au Japon, a ensuite tout misé sur la bulle internet. Tout et plus encore, et ce, même après son explosion: les investissements de «Masa» et sa fortune fondant comme neige dans le Sahara après que la hype est retombée, le téméraire investisseur s’est accroché à son idée initiale et a continué à injecter des millions dans les jeunes pousses qu’il estimait prometteuses. Son, qui parle parfois des récipiendaires comme de «prochains Alibaba», a bien fait: cette obscure start-up du e-commerce chinois, dans laquelle il a misé 20 millions de dollars en 2000, est aujourd’hui capitalisée à près de 400 milliards. Sacrée culbute.
Humble, mais décidé: sa vision des choses est telle qu’il n’hésite pas à parler d’un «plan sur 300 ans» pour expliquer la frénésie de ses prises de participation. Le prochain grand chamboulement? Il viendra de l’IA, explique le Japonais. Selon lui, la «singularité», moment où bascule la supériorité entre l’homme et la machine, interviendra bien avant 2040, la date imaginée par le futurologue Raymond Kurzweil. «Il y a vingt ans naissait internet, et désormais l’IA est sur le point de prendre toute son ampleur», a ainsi expliqué Son à quelques-uns de ses camarades investisseurs.
WeWork, bien plus qu'une «licorne»
L’un des exemples présentés par Katrina Brooker sur Fast Company est celui de WeWork. WeWork, c’est l’IA appliquée aux espaces de co-working, avec un système propriétaire de suivi des déplacements et des besoins de chacun et de chacune qui permet d’adapter, presque en temps réel, l’offre à la demande –avec, en corollaire, une menace de surveillance panoptique qui ne semble déranger personne. L’entreprise n’est plus une «licorne» –ces explosives fusées dont la capitalisation dépasse le milliard de dollars–, c’est un troupeau de dahus: sa jeunesse ne l'empêche pas d'être (déjà) capitalisée à 45 milliards de dollars.
Malgré les doutes d'analystes s’effrayant d’une hypercroissance qui accompagne ces hyperdépenses, WeWork est déjà le plus gros propriétaire commercial à New York, Londres ou Washington. Et vise maintenant l’universalité en se faisant désormais appeler The We Company et en se pensant comme une «plateforme spatiale». Car c'est à nos vies en général que The We Company cherche à appliquer ses recettes, notamment logicielles: WeGrow (écoles et académies de codage), WeLive (unités résidentielles) voire, plus tard, WeBank ou WeSleep: rien n'échappera à l'appétit de la firme.
Un autre exemple mis en avant pour illustrer le style sans chichi de «Masa» est celui du colossal fabriquant de processeurs ARM, qui équipe de nombreux modèles de smartphones et qui a très tôt porté son attention sur l’IA. ARM a été acheté par SoftBank pour 32 milliards de dollars, 43% au-dessus du prix du marché. Le deal s’est fait en deux semaines seulement –en faisant rapatrier en urgence l’un des pontes de la société, qui était tranquillement en train de travailler son hâle sur son yacht privé, au large de la Turquie.
Les obsessions de Son
De manière très joliment illustrée, Fast Company liste les quatre «obsessions» de Son. La première, qui explique les 11 milliards engagés dans WeWork, concerne l’immobilier. Avec l’idée qu’il existe «une opportunité de consolider et d’automatiser un marché fracturé», peut-on lire. Courtage (Compass), logiciels dédiés à la construction (Katerra), prêts hypothéquaires: Vision Fund s’est engagé tous azimuts.
Seconde obsession, et non la moindre pour un homme qui est devenu via SoftBank le plus gros actionnaire d’Uber: la mobilité. Le marché mondial des transports comme service partagé représente 24,1 milliards de dollars en 2017, note Fast Company. En 2025? Près de dix fois plus, avec 230,4 milliards estimés. Masayoshi Son place donc ses billes partout où il le peut: Didi Chuxing, pendant chinois d’Uber, Ola en Inde et Grabe en Asie du Sud-Est ou Getaround (le Airbnb des voitures), notamment, voient les dollars pleuvoir.
Troisième obsession: le commerce en ligne, que l’intelligence artificielle devrait également transformer en profondeur d'ici peu. Là encore, le Vision Fund vise large et tire partout, avec 13,2 milliards placés dans diverses start-ups aux quatre coins du globe (Inde avec Flipkart, Brandless, Alibaba Local Service, Coupang, décrit comme l'«Amazon coréen», les sapes à la demande de Fanatics, etc.) Dépenser sans compter –qui sait ce que rapporteront, à terme, les 300 millions investis dans Wag, présenté comme un Uber de la promenade canine.
Quatrième et dernière obsession décrite par Fast Company: les industries du futur. Selon le Japonais, la symbiose entre l’homme et les ordinateurs devrait, tout simplement, mener au bonheur pour toutes et chacun. Ses investissements en la matière s'élèvent à 36,6 milliards de dollars: Slack, NVidia, Cohesity, Light (caméras 3D destinées aux voitures autonomes) ou Arm font partie de cette équation qui devrait, comme les autres, rapporter gros.
Très, très gros, même, du moins si le vent ne tourne pas –une grande partie des dollars du Vision Fund proviennent du gouvernement saoudien, ce qui n’a pas manqué de provoquer quelques sérieuses turbulences lors des récents événements. Avec acuité, Fast Company pose également la question du pouvoir exorbitant qu'un tel investisseur pourrait avoir sur l'ensemble de la société. «Les valeurs de Son pourraient devenir les nôtres, donnant la direction de ce monde-machine», écrit ainsi Katrina Brooker. «Où, alors, se dirige ce véhicule immense?»: la question est légitime.