Comme beaucoup de gens, dans beaucoup d’entreprises, vous passez un temps inestimable dans une salle plutôt beige, sur des sièges en plastique noir moyennement confortables, écoutant religieusement ou l’esprit tout à fait ailleurs les interminables monologues de vos camarades de travail. Vous êtes, donc, en réunion. Et vous vous ennuyez ferme dans ces assemblées professionnelles, mobilisant des précieuses heures en rencontres, sinon inutiles, du moins aussi inefficaces que chronophages. Mais l’ennui a cet intérêt qu’on peut, parfois, constituer un terreau idéal pour les idées les plus simples et les plus fortes: «Eurêka!».
Comme cette idée, qu'a eue un jour Mathieu Beucher, ingénieur de formation: inventer les outils qui chambouleront ces meetings, qui leur offriront un peu de couleurs, de jeu et d’animation, qui libéreront la parole et la circulation des pensées. Des outils qui, pourquoi pas, révolutionneront le monde du travail. Rien que ça.
Matthieu Beucher, le fondateur de Klaxoon, start-up rennaise est à l’origine d’une suite d’outils permettant de redynamiser la prise de décision en réunion. En quatre ans, son application a séduit aussi bien les grands groupes (90% des sociétés du CAC 40 l’utilisent) que les PME françaises. Et ce n’est que le début: l’entreprise vient de lever cinquante millions de dollars pour se développer à l’étranger et a signé un partenariat avec Microsoft.
Il serait facile d’y voir le succès soudain d’une start-up devenue grande aussitôt née. C’est pourtant tout le contraire: Matthieu Beucher, qui en est toujours actionnaire majoritaire, a posé les bases de Klaxoon en 2009. Parce qu’aucun fonds ne croyait à son idée, l’entrepreneur rennais a fait le choix de prendre le chemin long: celui du test sur le terrain et de la rentabilité.
Les réunions, c'est relou
Matthieu Beucher est un touche-à-tout. Au début des années 2000, fraîchement diplômé, il rejoint Daimler pour travailler sur le développement de voitures autonomes. De retour en France, il fait du management en prenant la tête d’une équipe de soixante-dix personnes dans une usine Valeo, puis du conseil en rejoignant le groupe Alten à Paris.
Des entreprises n’ayant, a priori, rien à voir les unes avec les autres. Sauf peut-être une chose: les réunions manquaient cruellement d’efficacité. Chez Daimler, elles étaient rares, uniquement convoquées quand une personne en ressentait le besoin –très déstructurées, très longues, elles se concluaient rarement par des next steps. Chez Valeo au contraire, les réunions étaient très fréquentes puisque l’usine fonctionnait avec la méthode agile, pratique de management inspirée du toyotisme: l’équipe se réunissait sept fois par semaine pour des réunions très organisées, très rythmées, ne durant pas plus de trente minutes mais nécessitant, pour les diriger et les animer, des managers experts en la matière. Chez Alten enfin, l’équipe se retrouvait une fois par semaine pour des meetings qui, faute d’outils permettant une bonne circulation des idées, tendaient vers les longs monologues.
Ce n’est pas surprenant. Car la science est formelle: les réunions fonctionnent mal. 49% des cadres estiment avoir du mal à s’exprimer lors d'une réunion, et moins d'une réunion sur quatre aboutit à une prise de décision. C’est d’autant plus triste que ces rendez-vous prennent beaucoup de temps: les personnes employées y passent seize ans de leur vie en moyenne. De cette expérience, de ce constat est née l’évidence: Matthieu Beucher, devait trouver une solution pour que ces moments-clés du travail en équipe cessent d’être des pertes de temps et pour qu’une intelligence réellement collective puisse s’installer dans les entreprises.
Faire simple pour faire mieux
Depuis qu’il l’a expérimentée, la méthode agile fascine Matthieu Beucher: elle permet de changer en profondeur les façons de collaborer. Les différents métiers et spécialistes s’y rencontrant, le personnel gagne une vision plus globale du processus, estime-t-il. Et parce que toutes les personnes participantes sont invitées à rendre compte de leurs avancées, elles peuvent s’exprimer sans contraintes hiérarchiques. Mais il remarque que cette méthodologie, très codifiée, nécessite la présence d’un animateur ou d’une animatrice maîtrisant doctement l’exercice: pourtant très prisées dans l’univers du management, l’agilité ou les techniques apparentées semblent ainsi réservées à une élite, et aux structures pouvant se la payer.
Les internautes peuvent recevoir des avis très rapidement sur Twitter mais, en réunion, on fait encore des Powerpoint sans obtenir aucun feedback
Dans le même temps, les technologies s’invitent dans les salles de réunion. En 2009, alors que dans le monde du travail, on commence à se servir informellement de son smartphone, les entreprises se mettent à imposer des logiciels propres à ces meetings. Souvent peu esthétiques et peu ergonomiques, ils avaient selon Matthieu Boucher des taux d’usage extrêmement faibles.
Le futur fondateur de Klaxoon n’en est pas moins persuadé: bien pensée, la technologie est capable de rendre ces méthodes agiles plus ludiques, et accessibles à un plus grand nombre d’individus comme de structures. Il constate à quel point le téléphone tactile, désormais omniprésent, ainsi que les outils grand public ont réussi à bouleverser nos pratiques en un tour de main –il note par exemple qu’avec Twitter, nous avons appris à échanger des messages extrêmement courts, à interagir avec les autres d’une manière nouvelle.
Klaxoon, c'est finalement assez simple: une minute suffit pour en comprendre le principe.
«Les internautes peuvent recevoir des avis très rapidement sur Twitter mais, en réunion, on fait encore des Powerpoint sans obtenir aucun feedback», explique-t-il. Il décide donc de créer sa propre solution en suivant une ligne directrice: «Faire simple et utiliser ce qui existe déjà». Et de créer, in fine, une suite d’outils permettant d’animer équipes et débats en direct ou de manière asynchrone, en présentiel ou à distance, de concrétiser et généraliser le feedback, de faire circuler les idées, de «gamifier» les réunions, de leur offrir quelques couleurs fluo, sensiblement plus attirantes que le proverbial gris Cogip.
La moins start-up des start-ups
Quand Matthieu Beucher quitte le groupe Alten, il n’a que 4.000 euros de côté. Pour obtenir les 300.000 euros dont il a besoin pour développer l’outil qu’il a en tête, il commence par proposer son projet à de nombreux fonds. Sans succès. On lui dit de revenir plus tard, quand il aura des preuves, on lui explique qu’il n’existe pas de marché: la collaboration au sein de l’entreprise n’intéresse personne. «Lever des fonds n’est pas forcément la meilleure option pour aller attaquer un domaine qui n'est pas très sexy», observe-t-il. Ce n’est pas grave: Matthieu Beucher a le temps. «Depuis le début, on se place sur le temps long, cela fait partie de notre ADN.» Alors, accompagné d’une petite équipe basée à Rennes, il décide de faire ses preuves en développant des logiciels sur-mesure pour des entreprises.
«À l'époque, j'aurais adoré avoir 300.000 euros et commencer directement mais, heureusement, nous n’avons pas fait ça», relativise-t-il. En quatre ans, l’entreprise passe de zéro à 100 personnes et atteint un chiffre d’affaire suffisant pour financer elle-même sa R&D. En incorporant les bénéfices, Klaxoon passe d'un capital social de 4.000 à 300.000 euros, un gage de confiance pour la clientèle et une sécurité pour la jeune structure.
Cette période de gestation longue, cette croissance régulière font selon lui la particularité de Klaxoon. «C’est un produit qui a eu le temps de maturer et d’être testé par des entreprises venant d'univers différents», raconte l’entrepreneur. La start-up rennaise a également choisi de rester loin de la scène start-up parisienne. «Cette capacité à se construire tranquillement, à notre vitesse, loin des radars, nous a permis d’éviter d'aller trop vite, de passer au-dessus de l’étape indispensable du test sur le terrain, pense-t-il. Ce n'est pas toujours facile de bien tester son produit quand on est en train de lever des fonds. Les start-ups loupent souvent cette étape, car elles ont les moyens de passer outre.»
Prendre son temps, dorloter la clientèle
Le défi lorsque l’on met tant de temps à sortir son produit consiste à garder la motivation, à continuer de croire en son idée. «Comme il n’y avait pas vraiment de concurrence, on nous disait qu’il n’y avait pas de marché», se souvient Matthieu Beucher. Au lieu de se laisser décourager, il regarde le côté positif. «Le sujet n'étant pas sur les radars, les fonds d’investissement ne mettaient pas la pression pour une accélération, comme on a pu le voir sur d'autres marchés.» En d’autres termes, le risque de rester dans l’ombre peut, en fin de compte, permettre de trouver plus aisément la lumière. Cela n’empêche néanmoins pas les moments de doute. Pour y remédier, Beucher et ses équipes passent du temps avec la clientèle. Et réalisent que leur idée est la bonne. «Ça confirmait l'utilité de notre produit», relate-t-il.
Image rare de gens heureux en réunion. | Klaxoon
Un besoin apparaissait de plus en plus clairement. «Des entreprises étaient prêtes à payer pour la simplicité qu’on offrait: des clients nous disaient que le temps passé en réunion avait été divisé par deux, que les équipes avaient plus d'idées, que la prise de décisions venait naturellement», se rappelle-t-il. Et si les entreprises étaient satisfaites, c’est que les solutions vendues et le service qui les accompagnait étaient, selon lui, impeccables. «Quand vous avez 4.000 euros de capital social, le moindre incident peut vous mettre à l'envers. Il faut se battre pour éviter les clients mécontents et pour être rentable.»
Ces années à faire du conseil, à coller aux besoins des entreprises ont porté leurs fruits. «Cette école de la rigueur et de la rentabilité nous a permis de sortir un produit nous-mêmes, sans contrainte extérieure, influence ou délai imposé, mais toujours en écoutant les conseils de nos différents clients», assure-t-il. Quand le produit sort en mars 2015, plusieurs anciens clients –L'Oréal, Novartis, La Poste, Thales ou la SNCF– l’ont déjà testé en version bêta. «Une fois qu'on a validé le produit, tout va très, très vite», explique Matthieu Beucher. D’autant plus vite que l’ensemble de l’entreprise était prêt: de l’équipe produit, qui avait eu le temps d’effectuer tous les tests nécessaires, à l’équipe commerciale, qui connaissait déjà son marché.
De Rennes à Seattle (en passant par Vegas)
Dès 2015, l’entrepreneur commence à se pencher plus intensément sur la question du financement. «Pour pouvoir fortement accélérer, il faut lever des fonds pour stabiliser l'équipe commerciale, l'accompagnement client, etc.», indique-t-il. Accélérer fortement et prendre tout le monde de court: c’était bien, dès le début et malgré le temps long de sa maturation, le but initial de la start-up. «On a toujours su que cette idée avait le potentiel de changer les réunions à l'échelle mondiale, et que notre entreprise y arriverait. Vous pouvez rigoler mais on était sérieux», affirme-t-il. En 2016, Klaxoon lève cinq millions d’euros –une levée «sans perte de contrôle», insiste le Rennais.
Klaxoon à la conquête du monde –en commançant pas Las Vegas, où se tient chaque année le Consumer Electronic Show, grand raout numérique. | Klaxoon
Deux ans plus tard, en mai 2018, Klaxoon finalise son deuxième tour de table: la somme rondelette de cinquante millions de dollars tombe dans l’escarcelle de la boîte. Une levée de fonds pour le moins atypique: combien d’entreprises sont-elles déjà rentables, comptent-elles déjà 200 personnes salariées, ont-elles encore un CEO actionnaire majoritaire lors de leur série B? «Les fonds n'avaient pas l'habitude de voir une entreprise aussi avancée et pouvant se permettre d'avoir des exigences aussi fortes: la difficulté a été de trouver des investisseurs capables d'accepter ça.» La BPI, Idinvest, Sofiouest ainsi que le fonds nord-américain White Star Capital se lancent. Ce financement permet à Klaxoon de faire grandir son produit en développant de nouvelles fonctionnalités ainsi qu’en planchant sur l’interopérabilité avec d’autres services.
Le montant n’est pas choisi au hasard. «Aux États-Unis, quand on lève cinquante millions de dollars, on rentre sur les radars. En levant autant alors qu’on est déjà rentable, on montre qu'on est capable de grandir, qu'on devient un acteur sérieux de ce marché. C’est exactement le message que l'on voulait faire passer. On arrive, et on va faire les choses sérieusement.»
Si sérieusement que le mastodonte Microsoft finit par se pencher sur le phénomène Klaxoon, et que David et Goliath annoncent en novembre 2018 un partenariat technique étroit et une interconnexion de leurs outils dédiés aux équipes. Aujourd’hui, Klaxoon est présent dans 120 pays, dispose de bureaux à Rennes, Lyon et New York et d’une boutique à Paris. Ne vous attachez pourtant pas trop à ces chiffres ou au nombre d’implantations. Car Matthieu Beucher en est certain: «Nous n’en sommes qu’au tout début, au moment de l'accélération».