Il n'est un secret pour personne que le management d'Amazon dans ses immenses entrepôts est sans pitié pour les salariés du bas de l'échelle que Jeff Bezos considère comme naturellement fainéants. Mais qu'en est-il dans les bureaux?
C'est à peine mieux. Comme le révèle le Seattle Times, qui a eu accès à des documents internes, la firme aurait pour objectif annuel de se séparer de 6% de ses salariés de bureau jugés les moins performants, une pratique qu'elle nomme froidement «attrition sans regret».
Et si, en réponse au quotidien américain, l'entreprise jure ses grands dieux qu'elle ne pratique pas le stack ranking, les documents en question ainsi que certains témoignages ne laissent que peu de place au doute.
Stack ranking? Abandonnée par la plus grande partie des multinationales, comme Microsoft en 2013 après une trop forte grogne interne, le système consiste en l'évaluation des salariés entre eux, et non en rapport à une fiche de poste ou à des objectifs chiffrés.
Critiqué pour les discriminations qu'il accentue ou l'ambiance délétère qu'il installe, le stack ranking est en quelque sorte un cruel Hunger Games de l'open space: celles et ceux jugés les plus faibles sont poussés vers la sortie, les autres peuvent éventuellement rester voire progresser, mais restent placés sous une surveillance constante.
En 2016 et après une première tempête liée à ses ressources humaines, Amazon avait promis de simplifier drastiquement son système interne d'évaluation et, surtout, d'abandonner cet objectif cynique d'«attrition sans regret», donc le très redouté stack ranking.
«Rampes de sortie»
Comme le note pourtant le Seattle Times, un spécialiste des RH au sein d'Amazon a expliqué lors d'une audition devant le Washington Department of Labor and Industries que deux ans plus tard, en 2018, l'objectif existait encore, fixé à 6%.
«Comment mettre ceci en mots? Disons qu'ils ne sont pas nécessairement considérés comme une perte. Nous ne regrettons pas qu'ils partent», a ainsi déclaré Eilis Murphy devant le département quand il lui a été demandé des explications sur ce terme d'«attrition sans regret».
Cette proportion d'indésirables tire-au-flanc a semble-t-il été abaissée à 4,1% le temps de la pandémie de Covid-19, avant de revenir, comme le montrent les documents visés par le quotidien, à 6%.
Amazon étant Amazon, il semble que, comme dans ses entrepôts, une grande partie de cette notation des cadres repose sur Ivy, un système informatique de management maison mis en place en 2020. Selon le Seattle Times, Ivy est le site interne le plus fréquenté de la compagnie, avec trois millions de visites quotidiennes.
«C'est le vieux système de stack ranking, mais avec une nouvelle approche automatisée», expose dans le Seattle Times Anna Tavis, spécialiste en ressources humaines à l'Université de New York. «Ils automatisent la fonction la plus importante du management: le développement et le coaching des employés, aider ces personnes à s'améliorer et à obtenir de meilleures performances.»
«Les managers calculent un score global en 28 points pour chacun de leurs subordonnés, en les notant en deux points: une échelle de 1 à 7 sur la manière dont ils remplissent leur rôle et endossent leurs responsabilités, et une autre de 1 à 4 sur leurs réalisations potentielles, en comparaison avec les autres employés», écrit le Seattle Times.
D'après un salarié d'Amazon Web Services ayant demandé de conserver l'anonymat, cette note globale peut servir à ajuster les salaires et bonus –parfois en trichant quelque peu, selon les objectifs que les managers doivent atteindre.
Mais, surtout, Ivy propose des points de discussion et des exit ramps (des «rampes de sortie») pour les salariés les moins bien notés –le porte-parole de la firme nie que la terminologie soit encore employée. Ceux-ci sont d'abord placés dans une catégorie nommée «Focus», où leurs performances seront scrutées d'un peu plus près encore.
Et s'ils échouent à s'extraire de cette caste sous surveillance et à revenir dans les clous, ils se retrouvent dans une autre case intitulée «Pivot», dans laquelle un choix leur est apparemment laissé: rester pour tenter une dernière fois de s'améliorer ou négocier un départ volontaire.
C'est parmi celles et ceux qui optent pour ce dernier choix que les 6% d'«unregretted attritions» annuelles sont comptabilisées: la pression pour ne pas être de ces échecs pointés du doigt pourrait mener les salariés en question à ne pas regretter leur sortie.