Devant un fond neutre, en robe rouge vif, l'actrice afro-américaine Viola Davis fixe l'objectif de la caméra: «You're worth it» («Vous le valez bien») assène-t-elle. Dans la bouche d'une de ses rares égéries noires, le slogan vieux d'un demi-siècle du groupe français L'Oréal aimerait prendre un nouveau sens.
Diffusé quelques jours après le début des manifestations antiracistes qui secouent les États-Unis et le reste du monde, le spot publicitaire de la marque de cosmétique tombe à pic. «Comprenez-vous vraiment ce que cela veut dire? Il y a de la valeur en chacun d'entre nous –vous inclus.» Pendant deux minutes, l'actrice oscarisée déclame un texte qui résonne comme un nouvel engagement de la part de L'Oréal face à sa clientèle racisée.
L'Oréal n'est pas la seule. Campagnes sur les réseaux sociaux, promesses de dons, créations de comités inclusifs: la liste des actions prises –ou seulement annoncées– par les GAFAM, groupes de luxe et autres multinationales pour axer leur communication sur la lutte antiraciste ne fait que s'allonger depuis les décès de George Floyd et Ahmaud Arbery aux États-Unis.
Face à cette soudaine levée de boucliers, militant·es, consommateur·rices et internautes n'ont pas tardé à crier à l'hypocrisie, affirmant que beaucoup d'entreprises ne faisaient que surfer sur une actualité des plus sensibles.
Souvent frileuses en termes de positionnement politique, ces gardiennes de l'économie capitaliste se sont pourtant emparées du débat le plus brûlant de l'été. Mais la question se pose: est-ce un véritable engagement ou une simple posture marketing?
Un tournant dans les stratégies de communication
Mardi 2 juin, les personnes présentes sur Instagram ont vu défiler des carrés noirs sur leur fil d'actualité, suivi du hashtag #Blackoutuesday. Lancé par l'industrie musicale américaine, ce mouvement de soutien aux manifestant·es a vite été repris par des internautes et une flopée de marques leur ont emboité le pas. Une action gratuite qui a permis au groupe de luxe Kering, à McDonald's ou à Dior de s'engager à peu de frais.
Parmi les griffes les plus attendues sur la question, l'équipementier Nike affichait, toujours sur Instagram, une vidéo au texte solennel. «Pour une fois, ne le faites pas. Ne prétendez pas qu'il n'y a pas un problème aux États-Unis. Ne tournez pas votre dos au racisme. […] Ne trouvez plus d'excuses, ne restez pas silencieux».
Le marques se sentent obligées d'exister dans le débat pour être validées par les consommateurs. C'est une manière de se connecter au-delà de ce qu'elles vendent.
Un engagement plus explicite pour une marque qui avait déjà fait parler d'elle en 2018 en faisant du joueur de football américain Colin Kaepernick son égérie, malgré la polémique autour du sportif: fervent militant contre les violences policières, sa nomination avait provoqué un boycott de l'enseigne à la virgule par les supporters de Donald Trump. Mais la stratégie de communication s'était finalement révélée payante pour la marque, qui compte de nombreux consommateur·rices afro-américain·es.
Selon Eva*, planneuse stratégique pour une grande agence de marketing américaine, les marques n'ont plus le choix. «Elles se sentent obligées d'exister dans le débat pour être validées par les consommateurs, explique-t-elle. C'est une manière de se connecter au-delà de ce qu'elles vendent. Aujourd'hui, les gens sont autant attachés aux valeurs d'une marque qu'à ses produits, si ce n'est plus»
En 2019, un sondage soulignait qu'aux États-Unis, 74% des consommateurs et consommatrices considéraient que les grandes enseignes devaient se positionner sur des questions sociétales comme le changement climatique ou le sexisme.
Quelques mois avant le début des manifestations, Hanneke Faber –la présidente de la branche Europe du groupe Unilever– avait annoncé la couleur sur le site du Marketing Journal: «L'activisme, c'est l'avenir du marketing», déclarait-elle.
Ces dernières années, des jeunes marques ont inscrit ces luttes dans leur ADN, dès leur création (comme Fenty ou Glossier…), là où leurs ainées tentent de prendre le train en marche.
D'après la planneuse stratégique, «il y a quelques années, l'Oréal faisait encore de la publicité à la papa. Aujourd'hui, la marque doit se réinventer pour rester dans le coup: le standard de beauté ce n'est plus seulement Claudia Schiffer. C'est devenu une nécessité pour la marque de montrer une autre vision de la femme.» Un exercice qui peut s'avérer périlleux, en particulier pour des entreprises centenaires.
Faites ce que je dis, pas ce que je fais
Un spot publicitaire suffit-il à annuler des années de pratiques discriminatoires? Sur Twitter, la vidéo de Viola Davis a mis sur la table un sujet embarrassant pour L'Oréal: en 2020, la marque de cosmétique française continue de vendre des produits dépigmentants –principalement à destination du marché asiatique– sous l'appellation «White Perfect». Sur Amazon, la crème est vantée comme «le parfait point de départ pour votre routine éclaircissante». Grâce à sa composition, le produit est censé faire barrière à la synthèse de la mélanine.
Ils vont simplement changer les noms, mais le résultat restera le même, ils continueront à vendre des crèmes éclaircissantes. Le marché pour ces produits en Chine et en Corée du Sud est trop rentable pour l'abandonner.
Difficile de ne pas constater le cynisme d'une marque qui, d'un côté, prône la diversité dans ses campagnes publicitaire mais de l'autre, participe à la propagation d'un standard de beauté dépassé: celui qui voudrait que la peau la plus blanche soit celle que l'on puisse qualifier de «parfaite».
Mais le 27 juin, dans la foulée de marques comme Johnson & Johnson, le groupe l'Oréal a annoncé qu'il avait «décidé de retirer les mots blanc/blanchissant (white/whitening), clair (fair/fairness, light/lightening) de tous ses produits destinés à uniformiser la peau.»
Un revirement que, Samuel*, employé racisé de ce géant du cosmétique, qualifie d'hypocrite. «Ils vont simplement changer les noms, mais le résultat restera le même, ils continueront à vendre des crèmes éclaircissantes. Le marché pour ces produits en Chine et en Corée du Sud est trop rentable pour l'abandonner.»
«Black power washing»
La plupart du temps, s'exprimer sur des enjeux sociaux est une décision calculée pour les entreprises. D'après Pauline*, consultante en stratégie pour un géant français de la publicité, il existe malgré tout un impact bénéfique dans ces nouvelles formes d'engagement.
Ce ne sont pas des actions concrètes. La seule façon de faire bouger les choses c'est d'y mettre de l'argent ou d'accepter d'en perdre.
«Même en les utilisant à des fins de communication, les marques donnent de la visibilité à ces causes, détaille-t-elle. Leur popularité permet de toucher des gens qui ne sont ni engagés politiquement, ni militants». Mais il faut être honnête, ajoute-t-elle. «Cela peut revêtir un caractère complétement opportuniste. On observe que les marques font des déclarations à tout va, parce qu'il est très facile de faire des communiqués de presse ou des campagnes un peu engagées. Mais ce ne sont pas des actions concrètes. La seule façon de faire bouger les choses c'est d'y mettre de l'argent ou d'accepter d'en perdre.»
En annonçant qu'il allait faire don d'un million de dollars à des associations antiracistes, le site Youtube s'est malgré tout attiré les foudres des commentateur·rices. Ces dernier·es n'ont pas manqué de pointer du doigt le manque d'implication de la plateforme vidéo dans la modération des contenus extrémistes qui prolifèrent sur ses serveurs. «Votre hypocrisie ne connaît pas de limite», s'est permis de répondre le collectif Sleeping Giants, connu pour sa lutte contre le financement des discours de haine sur internet et dans les médias.
Comme Youtube, la plupart des entreprises qui se sont exprimées sur le sujet font face à un paradoxe symptomatique de leur système économique. «Il y a souvent deux logiques qui n'arrivent pas à cohabiter: celle de la recherche de bénéfices et celle de la nécessité de s'impliquer dans les combats de son époque», constate Pauline. «Mais ce qui prime à la fin, c'est le profit.»
* Les noms ont été changés