Amazon adore les robots. De son intelligence artificielle Alexa à une machine qui choisit seule les cartons en passant par l’ordinateur qui analyse les CV et, dans pas si longtemps, des entrepôts qui fonctionneront sans intervention humaine, Jeff Bezos automatiserait tout s'il le pouvait.
Y compris, bien sûr, le marché du travail. Une machine qui crache automatiquement des milliers d’offres d’emplois venant d’entreprises de toute la planète à des centaines de milliers de personnes qui se les arrachent: les économistes les plus libéraux en rêvaient, Amazon l’a fait.
Cette machine, ou plutôt cette plateforme, s’appelle Amazon Mechanical Turk. Elle permet aux entreprises de poster des propositions de micro-travail, ou dans la langue de Jeff Bezos, de «ghost work», de travail fantôme. Des tâches très simples et rapides, ne demandant que peu ou pas de qualifications mais extrêmement mal rémunérées, autour de quelques centimes seulement.
Ironiquement, «Mechanical Turk» fait référence à un canular du 18ème siècle, un Turc mécanique imbattable aux échecs qui était en réalité actionné par un être humain dissimulé dans la machine. De la même manière, Amazon promet une manière instantanée et peu couteuse d'effectuer des tâches normalement trop complexes pour des machines, mais avec l’efficacité de ces dernières. Sauf que comme pour le turc mécanique, c’est un humain bien réel qui fait le travail, et dans une posture très inconfortable.
Pas le droit à l’erreur
Mary L. Gray et Siddharth Suri, deux scientifiques spécialisés dans l’usage des nouvelles technologies se sont penchés sur ce sujet dans Ghost Work: Comment empêcher la Silicon Valley de créer une nouvelle classe défavorisée gobale, un livre qui se plonge dans la vie des ghost workers.
L’auteur et l’autrice y rencontrent Joan, une américaine qui a commencé pour aider sa mère tombée malade. «MTurk» lui permettait alors de travailler de chez elle tout en continuant à prendre soin de sa mère. Le tout, bien sûr, en auto-entrepreneuse. Un parfait exemple de «gig economy», d'économie des petits jobs, comme la nomment les anglo-saxons, une forme moderne de travail à la tâche ou à la pièce, pour revenir à des schémas plus anciens.
Depuis, Joan en a fait son travail à temps plein et compte désormais parmi les 4% des utilisateurs et utilisatrices de MTurk à gagner plus de 7,25 dollars de l’heure (6,47 euros). Pour cela, elle utilise des logiciels qui l’aident à trouver les meilleures tâches le plus vite possible, qu’elle sélectionne avec des contrôles clavier qu’elle a créés elle-même. Elle estime même travailler «plus dur qu’à n’importe lequel de mes travaux de bureau auparavant».
Malgré ce rythme effréné, pas le droit à l’erreur car la plupart des tâches ne sont accessibles qu’aux travailleurs et travailleuses disposant d’un taux de satisfaction de 95%. Trop d’erreurs et elles deviennent inaccessibles –un énorme manque à gagner.
Joan raconte aussi que le marché peut changer radicalement du jour au lendemain. À une époque, un employeur appelé Taste of the World, que beaucoup considèrent être en réalité Trip Advisor, lui fournissait, à elle et bien d’autres «turkers» un grand nombre de tâches plus ou moins correctement payées. Un jour, Taste of the World a tout simplement disparu de la plateforme et n’y est jamais revenu.
Pour le paiement, Mechanical Turk propose deux choix: être payé en carte cadeau Amazon ou bien sur un compte Amazon Pay. L’argent peut ensuite être transféré sur son compte en banque, mais Amazon récupère alors des frais de transfert. Et ce choix ne concerne que les chanceux qui se trouvent aux États-Unis ou en Inde. Pour le reste de la planète, c’est carte cadeau pour tout le monde.
Le site Les Jours a consacré une série à la question des «Working class robots», écrite par Sophian Fanen. L'un des épisodes est consacré aux «turkers» et sa lecture et également fortement conseillée pour comprendre ce qui se cache réellement derrière nos écrans.