Les artistes internautes ont du talent. Ces gens produisent musique, sons, textes, montent de véritables vitrines en ligne pour regrouper leurs créations et les montrer au monde. Certaines, certains arrivent même à en vivre. Ces quelques artistes évoluent notamment sur la plateforme Patreon, lancée en 2013.
Simple et intuitive, elle se présente sous une forme hybride de micro-auto-entrepreneuriat où les créateurs et créatrices deviennent leurs propres canaux de diffusion et de publicité: via Patreon, les internautes s’abonnent à elles, eux ou à leurs productions comme on s’abonne à un média en ligne.
Devenez votre propre média (et patron)
À la manière de Fivver, qui propose de menus services contre des petites rémunérations, Patreon est une plateforme permettant à tout un chacun de trouver des mécènes pour une production précise. Une sorte de diagramme de Venn où se croiseraient la maison de production et le financement participatif: vous pouvez vous y inscrire pour vous représenter vous-même, vos travaux, votre projet.
Le site Graphtreon, qui mesure ce qui se passe sur Patreon, estime que plus de 12 millions de dollars transitent par la plateforme chaque mois, souvent pour financer des podcasts, des dessins, des textes ou des photos, parfois pour encapsuler des projets d’une plus grande ampleur comme un site, un collectif ou une association. Patreon constitue une jolie niche pour le NSFW: une part substantielle des contenus proposés (dessins, photographies, animations) cible les adultes, et eux seulement. Mais le concept est encore imparfait –à l’instar de Tipee, Patreon peut par exemple accueillir et donc offrir une rémunération à des auteurs ou autrices négationnistes, par exemple.
S’abonner ou créer une page Patreon, c’est s’engager dans un accord tacite. Sur un modèle proche de ce que l’on peut trouver sur des plateformes habituelles de financement participatif (Kickstarter, Ulule, Indiegogo, Microcultures…), les mécènes donnent une somme, libre ou correspondant à un palier de contreparties que les artistes s’engagent à respecter –cadeaux physiques, accès aux publications en avance, il leur revient de déterminer les chiffres et la nature des récompenses.
L’artiste garde la maîtrise de nombreux paramètres. Au-delà des contreparties, chacun ou chacune peut par exemple déterminer certains paliers selon la rémunération atteinte: si par exemple la somme de X et Y est atteinte sur un mois, X et Y contenus supplémentaires seront offerts.
Assez modulable, Patreon peut se connecter à des plateformes de publication pour n’ouvrir certains contenus qu’aux personnes qui contribuent financièrement. Enfin, on peut choisir de faire payer au mois ou à la prestation, selon les usages, ce qui a notamment du sens si l’on rend un très gros travail à rythme irrégulier ou espacé. Les récipiendaires conservent 90% des sommes versées: Patreon ponctionne 5% de commission, les 5% restants étant considérés comme une moyenne des frais de transaction.
Dans le meilleur des cas, une page Patreon peut donc potentiellement être la plateforme d’un ou d'une artiste indépendante se passant tout à fait d’un employeur ou d’une structure éditrice, mais subvenant néanmoins à ses besoins grâce à l’engagement financier régulier et direct de son public. Devenir son propre média, en vivre sans intermédiaire: l’équation est attirante et nombre de journalistes, artistes, podcasteurs, écrivaines, etc. prouvent partout dans le monde que la solution peut se révéler viable.
Dans tous ces profils à succès, une constante revient cependant: il est nécessaire de disposer préalablement d’une base de fans bien établie, d’être reconnu comme l’un ou l’une des meilleures d’un créneau bien spécifique ou d’inventer sa propre niche, qui créera un besoin chez des consommateurs qui n’en avaient jusqu’alors pas conscience.
Le paradis des fétichistes
D., 33 ans, est représentatif d’une frange particulière d’artistes présents sur Patreon: celles et ceux qui dessinent un contenu érotique très niché, et qui s’y tiennent. Il vient de laisser tomber une vie d'employé de bureau pour prendre une année «sabbatique» et se consacrer à son art, monter son autoentreprise et essayer de trouver un équilibre financier à Malte, où il vient de s’installer. Sur internet, on le connaît sous le pseudo de Gammatelier et son Patreon (attention, son contenu pourrait chiffonner votre sensibilité ou celle de vos collègues) culmine à 1.000 dollars en moyenne par mois, somme qu’il complète par quelques commandes directes de dessins pour accumuler l’équivalent d’un gros smic mensuel.
Ce qu’il produit est imaginatif mais spécifique et très fétichiste. Avant d’atteindre une certaine popularité dans les cercles d’artistes francophones et chez ses futurs mécènes, il a évolué sur de nombreuses plateformes de partages de dessins: Yahoo Groups, DeviantArt, son propre site et Patreon, sans oublier d’arroser 4chan et Discord de ses productions. Il considère Patreon comme une plateforme d’exclusivité temporaire, où il offre à ses abonnées et abonnés plusieurs semaines ou mois d’avance.
Pour voir les jeunes filles amputées dessinées par Gammatelier, il vous faudra devenir «patron» ou «patronne». | Capture d'écran via Patreon
«Je passe environ vingt à vingt-cinq heures par semaine à dessiner. C’est le pied pour l’instant, mais mieux vaut peut-être partir dans un pays comme la Thaïlande ou l’Indonésie, où 1.000 dollars par mois représentent un bon revenu», explique-t-il à korii. L’important est de répondre à une niche, donc à un besoin que les internautes se sont trouvé.
Son objectif initial était «avant tout de créer des dessins que je n’arrivais pas à trouver sur internet». Il redoute néanmoins le burn-out dont souffrent certains artistes: sans être léger, son rythme est encore aéré mais il souligne l’importance d’adhérer à ce que l’on dessine, surtout si c’est un peu spécifique, et «de ne pas se laisser bouffer par ça».
Il estime avoir créé ses propres niches, certains des fétiches qui se sont répandus sur internet. Pourtant, D. évite ce qui semble être la source numéro un du dessin porno lucratif sur internet: le «furry», les animaux anthropomorphes, gigantesque poche mondiale du fétiche, qui se sont taillé leur part du lion poilu sur Patreon comme ailleurs. Un peu trop mainstream pour lui.
Vivre de son art…
À 45 ans, Patrick Beja incarne quant à lui le summum que l’on puisse espérer d’une vie de podcasteur financé via Patreon. Il a rejoint sa femme en Finlande et dispose de 1.200 «patronnes» et «patrons», qui lui versent environ 2.380 dollars (soit 2.087 euros) par émission hebdomadaire –la somme qu'il touche, au final et après la ponction de la plateforme, est plus faible. S’il vit aujourd’hui ce rêve, c’est parce qu’il s’y prépare depuis longtemps: d’Azeroth.fr (un podcast avant-gardiste sur World of Warcraft lancé en 2006) au Rendez-vous Tech qui lui permet désormais de vivre, cela fait douze ans qu’il bosse à se faire connaître des internautes.
Les gens doivent avoir envie de te soutenir, il faut une communauté, un passif. Ils donnent autant pour le contenu que pour la personne.
Patrick Beja a rapidement compris le potentiel de Patreon: il s’est précipité sur la plateforme dès 2016 pour faire partie des premiers à en décortiquer les rouages, à comprendre ce qui fonctionnait ou ne fonctionnait pas dans les interactions avec sa communauté. Il effectue encore un véritable travail de veille au quotidien et commence à rémunérer en facture ses intervenantes et intervenants réguliers.
Il insiste sur l’importance de se construire une audience avant de songer à essayer de la faire payer. «Les gens doivent avoir envie de te soutenir, il faut une communauté, un passif. Ils donnent autant pour le contenu que pour la personne. Le podcast est un média intimiste. Je partage énormément de ma vie personnelle: si mon fils se met à pleurer, ils le savent.» Il apprécie Patreon pour sa capacité à évoluer, pour sa réactivité, et parce que le site simplifie les démarches en gérant lui-même la TVA.
Le burn-out? Tout va bien. Sa communauté est bienveillante par définition: qui pourrait payer pour avoir un comportement de hater? Son secret, comme les meilleurs YouTubeurs et YouTubeuses, réside dans «la régularité, hyper importante». À l’inverse de D., il n’hésite pas à facturer à la prestation et non au mois: selon son expérience, cela rapporte plus si cela s’accompagne d’une grande franchise préalable sur la fréquence et la nature des contenus produits et présentés.
…ou faire survivre son art
Ces pontes sont les pointures de leurs domaines respectifs, mais atteindre un Patreon à trois chiffres est un exploit plutôt rare. La plupart des utilisateurs et utilisatrices de la plateforme ne s’en servent que pour pérenniser une passion ou une activité non-salariée –c’est le cas de Thomas Loreille, 32 ans, développeur web et gérant d’un site multimédia dédié aux jeux vidéo de baston. Cet argent, moins de 90 dollars par création (podcast, interview, article), va directement dans les poches de son équipe associative: un contenu, un virement.
«Cela réduit grandement la pression et nous permet d'avoir une relation saine et égalitaire avec nos supporters. Patreon nous sert aussi de blog pour tenir à jour nos supporters les plus actifs. Nous voulions, avec les réseaux sociaux omniprésents, avoir un espace de discussion fermé et privilégié avec nos supporters, qui ne serait pas pollué par des trolls ou de parfaits inconnus.» Thomas représente la majorité des utilisateurs de Patreon: grâce à sa première page, il peut commencer à financer des projets annexes pour peut-être, un jour, accéder à une plus grande popularité.
Être connu, donc avoir roulé sa bosse longtemps sur internet, savoir interagir avec sa communauté, être un stakhanoviste des contenus. Un complexe alignement des planètes semble nécessaire pour pouvoir espérer vivre de Patreon: la chose est possible. mais tout le monde n’accédera pas au Graal.