Du fait de la guerre menée par le Kremlin en Ukraine, le pétrole russe n'est pas en odeur de sainteté partout. Il ne l'est pas au sein de l'Union européenne (UE), où son importation par voie maritime est officiellement bannie depuis ce lundi 5 décembre. Il ne l'est pas non plus dans le reste du monde.
Après moult circonvolutions diplomatiques, Union européenne, G7 et Australie ont fini par décider de plafonner le prix du baril de brut à 60 dollars (56,8 euros), price cap au-delà duquel les firmes d'assurance, primordiales dans le transport maritime, ne devront accepter aucun contrat de couverture.
Alors Moscou, dont les finances dépendent tant de cet or noir dont elle risque de ne plus savoir que faire, s'organise. Selon des experts cités par le Financial Times, le pays serait en train de constituer une vaste «flotte fantôme» de tankers rachetés au travers de circuits et structures opaques, et destinés à contourner les conséquences de ce prix plafond imposé par l'UE.
L'entreprise spécialisée Braemar estime notamment que le pays a racheté, directement ou indirectement, le plus souvent via d'autres pays soumis à des sanctions comme le Venezuela ou l'Iran, plus de 100 de ces navires. Calcul identique pour la société d'analyse Rystad, selon laquelle 103 tankers de plus ont rejoint le giron russe en 2022.
Si la réalité finira peut-être par faire oublier ses rodomontades initiales, la Russie ne cesse d'affirmer qu'elle n'acceptera jamais le price cap, qu'elle «prépare sa réponse» et qu'elle ne traitera pas avec les pays se soumettant à ces sanctions mises en place par l'Occident et ses alliés.
Bras de fer
Si le transport par pipeline n'est pas encore concerné par ces sanctions, sa solution est donc la même que depuis le début de la guerre: se tourner vers ses nouveaux clients –la Chine, la Turquie ou l'Inde. Le ministre indien chargé des questions énergétiques n'a d'ailleurs fait aucun mystère de la volonté du pays de continuer à traiter avec son nouveau deuxième plus gros fournisseur de brut.
Or, pour compenser ce que ne transporteront plus les navires assurés par les compagnies occidentales, notamment par l'omniprésente Lloyd's of London, il faut de nouveaux bateaux. Beaucoup de nouveaux bateaux. D'où cette frénésie d'achats de la part d'acteurs pour la plupart encore inconnus des spécialistes, mais agissant sans nul doute sur ordre du gouvernent russe.
«Ce sont des acheteurs que les plus anciens spécialistes ne connaissent pas. Nous pensons que la majorité de ces navires sont destinés à la Russie», affirme Anoop Singh, de la firme Braemar, au Financial Times. Le même analyste rapporte en outre que ces bateaux sont généralement de vieilles carcasses en fin de carrière, à quelques années seulement du démembrement.
«Nous avons constaté un chiffre assez important de ventes à des acheteurs inconnus, et quelques semaines après les transactions, ces navires se retrouvaient en Russie pour récupérer leur première cargaison de brut», raconte quant à lui Craig Kennedy, expert en questions pétrolières pour le Davis Center de Harvard, qui a surveillé le phénomène.
Auraient ainsi été acquis, pour la seule année 2022, vingt-neuf navires de type «supertankers» (des VLCC pour «very large crude carriers»), capables chacun de transporter plus de 2 millions de barils de brut. La Russie et ses intermédiaires flous auraient également procédé à l'achat de 31 bateaux de type «Suezmax» (1 million de barils chacun) et de 49 autres nommés «Aframax» (700.000 barils).
Suffisant pour détourner tout le trafic maritime de pétrole russe vers l'Asie, où se trouvent les nouveaux clients du pays? A priori non, loin de là. Comme le rapporte le Financial Times, Braemar pense ainsi qu'il manquera à la Russie une capacité de transport comprise entre 700.000 et 1,5 million de barils par jour. Pour sa part, Rystad calcule que 60 à 70 tankers supplémentaires seraient nécessaires, avec une baisse estimée à 200.000 barils par jour.
«La Russie a besoin de plus de 240 tankers pour maintenir ses flux actuels», précise ainsi Viktor Kourilov, de Rystad. Ce pourrait être pire: bien que ce ne soit pas dans l'intérêt immédiat de ses finances, si Moscou décidait de couper le robinet des pipelines vers l'Europe, la chute pourrait être de 600.000 barils par jour, ce qui pourrait faire exploser les prix mondiaux du brut et de ses dérivés.
Le phénomène est déjà en cours: selon la Bank of America, qui souligne néanmoins le caractère volatile de ses prévisions, le cours du Brent (actuellement autour de 85 dollars) pourrait à nouveau grimper l'année prochaine, pour atteindre 110 dollars.
La Russie et les nations productrices de brut, regroupées au sein de OPEC+ (l'Organisation des pays exportateurs de pétrole et ses alliés), semblent décidées à baisser à nouveau leur production, malgré les pressions de Washington et les risques de récession que cela ferait peser sur l'économie mondiale: la guerre du pétrole ne fait que (re)commencer, et nul ne sait qui en sortira vainqueur.