À chaque époque ses aberrations, mais celle-ci est tout de même puissante: dans les années 1950, raconte le site Mother Jones, un grand fabricant de tabac nommé Lorillard a lancé une marque de cigarettes, les Kent, dont l'attrait principal résidait dans la composition de leurs filtres Micronite: un doux mélange contenant notamment un type d'amiante particulièrement néfaste.
13 millions de Kent ont été vendues entre mars 1952 et mai 1956, mais la justice n'est sans doute pas près d'en avoir terminé avec elles: les personnes en ayant fumé jadis, et ayant développé des maladies souvent aussi rares que graves, continuent à se retourner contre Lorillard.
On peut citer l'exemple des 3,2 millions d'euros obtenus par un homme devant la justice floridienne en 2013, celle-ci ayant estimé que les Kent étaient responsables de son mésothéliome, une tumeur maligne connue pour se déclarer des décennies après l'exposition initiale.
Les plaintes dirigées contre Lorillard, mais aussi contre Hollingsworth & Vose, le fournisseur des fameux filtres, ont explosé depuis le début des années 2010. Et cela n'a rien d'un hasard, car les médecins américains, lorsqu'ils suspectent la présence d'une tumeur et notamment d'un mésothéliome, posent désormais la question de but en blanc: «Fumiez-vous des Kent dans les années 1950?»
Sans filtre
Si ce nom n'a guère percé en France, Lorillard, basé en Caroline du Nord, occupe actuellement le troisième rang du classement américain des vendeurs de cigarettes, avec des parts de marché proches de 15% et des ventes annuelles dépassant les 6,6 milliards de dollars (6,1 milliards d'euros). Les cigarettes Kent, si elles font aujourd'hui parler de la société de façon négative, n'ont pas entamé le succès de l'entreprise. Il y aurait pourtant eu de quoi.
Incroyable mais vrai: dans l'une des publicités consacrées aux Kent, le filtre Micronite était particulièrement mis en avant, et il était décrit comme un «dispositif pur, protégeant des poussières, complètement inoffensif, et tellement sûr, tellement efficace, qu'il sert même à filtrer l'air dans les salles d'opération».
La marque était même pensée par Lorillard comme une réponse à la montée de la fronde anti-tabac survenue au début des années 1950, lorsque le lien entre tabagisme et cancer du poumon a commencé à devenir plus clair.
Une prise de conscience qui a sonné le lancement des cigarettes à bout filtre, dont l'industrie du tabac a un temps craint qu'elles lui fassent perdre des millions de clients. Il fallait donc mettre le paquet en matière de réclame, et vanter les mérites de ces cigarettes censées être si saines.
Au passage, filtre ou pas filtre, peu importe, comme le note par exemple l'historien Robert Proctor, auteur du livre Golden Holocaust: «En 1963, les scientifiques de chez Philip Morris admirent le fait que l'illusion de la filtration était aussi importante que la filtration elle-même.»
La sanité même
C'est ainsi que le Micronite fut décrit dans les publicités comme «le plus grand équipement de santé dans l'histoire de la cigarette». Tout simplement. Sous le poids des lobbies, même certains magazines médicaux en ont vanté les mérites, accompagnés de courriers appelant à diriger les patients vers ces solutions plutôt que vers la réduction ou l'arrêt du tabac.
Le chiffre est effarant: 28 des 33 personnes ayant travaillé dans les plantations du Massachusetts où étaient cultivées les composantes du filtre Micronite sont mortes de façon prématurée. Il est rapidement devenu évident que cette succession de cancers et de tumeurs était liée à l'environnement de travail de ces individus. Peu à peu, la rumeur concernant la dangerosité de l'amiante a commencé à enfler.
Chez Lorillard et Hollingsworth & Vose, on a commencé à s'inquiéter et à multiplier les mémos sur le sujet, mais entre la première prise de conscience et l'arrêt de la vente du Micronite, il s'est écoulé seize mois. Soit une flopée de cigarettes fumées et de poussières d'amiante répandues dans les organismes.
Depuis, la cigarette continue de tuer, mais elle le fait au moyen d'autres substances, et sans tenter de se faire passer pour un produit inoffensif. C'est déjà ça.