Les choses auraient, peut-être, pu en rester à l'étape des petits tacles par communiqués publics interposés. Il y a quelques jours, nous rapportions ainsi qu'Apple était le seul des grands acteurs du streaming à ne pas s'opposer à une décision de la Copyright Royalty Board d'augmenter de 44% les royalties versées aux auteurs-compositeurs et autrices-compositrices américaines sur la période 2018-2022.
Spotify et Amazon, suivis par Google et Pandora, avaient quant à eux décidé de faire appel de cette décision bienvenue chez toutes celles et ceux qui écrivent les morceaux qui font vivre les géants du streaming, poussant le président de la National Music Publishers Association à parler de «procès contre les songwriters», tout en saluant de manière très directe la décision du bon élève d'Apple de se plier à cette augmentation des artistes.
Apple, joueur et arbitre
Bon élève? Ce n'est pas ce que pense Daniel Ek, créateur et patron de Spotify. Sa petite entreprise a beau être le leader mondial dans le secteur avec 96 millions d'abonnés mensuels payants, elle est confrontée à la concurrence de plus en plus ferme d'Apple Music, qui annonçait fin 2018 compter pour sa part plus de 50 millions d'abonnés payants.
Sauf qu'Apple n'est pas qu'un service de streaming, pas uniquement un concurrent direct de Spotify: c'est aussi, en partie, le tuyau par lequel passent les contenus du géant vert, et la plateforme par laquelle nombre d'utilisateurs et d'utilisatrices s'y abonnent. Et c'est ici, précisément, que le bât blesse selon Ek: Apple, qui tire 30% du prix des abonnements passés via son omniprésent App Store, est tout simplement en position dominante.
Cette ponction n'est pas seule reponsable de l'ire de Daniel Ek. Selon lui, les règles strictes imposées par Apple aux développeurs et firmes dont les produits sont distribués via l'App Store tordent également une concurrence qui n'a rien de libre et non-faussée. Des mises à jour de l'application Spotify seraient ainsi régulièrement repoussées ou retoquées, car contrevenant à ces règles. Et, plus important peut-être car il s'agit tout autant que l'argent du nerf de la guerre, Apple réserverait pour elle une partie des données produites par les abonnements qui passent par ses systèmes.
La Commission européenne tranchera
Ek a alors, la semaine dernière, pris son plus beau clavier pour annoncer la nouvelle lui-même, dans un long post de blog: Spotify a décidé de porter l'affaire devant la Commission européenne, instance de régulation à même de juger d'une position monopolistique ou déloyale. Et l'on sait que Margrethe Vestager, commissaire chargée des questions de concurrence, a imposé un leadership plutôt ferme en la matière.
«Apple gère un système qui est, pour plus d'un milliard de personnes autour du monde, la porte d'entrée vers l'internet, a écrit Daniel Ek. Apple est à la fois le propriétaire d'iOS et de l'App Store –ainsi qu'un concurrent pour un service comme Spotify. En théorie, ça pourrait aller. Mais dans le cas d'Apple, elle continue de se donner à chaque manœuvre un avantage injuste.»
Apple a bien entendu répondu, tout aussi publiquement, à Ek. La firme de Tim Cook a expliqué que Spotify cachait ses «motivations financières dans une rhétorique trompeuse sur ce que nous sommes, ce que nous avons bâti et ce que nous faisons pour soutenir les développeurs, les musiciens, les auteurs-compositeurs de toutes origines».
Classique, mais Apple en a profité pour revenir sur le «procès contre les auteurs-compositeurs» pour asséner un petit uppercut verbal à son opposant. «Dans le même temps, ils diffusent la musique que vous aimez tout en réduisant les paiements aux artistes et musiciens qui la créent –en allant jusqu'à régler la question devant les tribunaux.» Paf.
Mais si l'attitude de Spotify et des acteurs s'étant associés à l'appel contre l'augmentation de la rémunération est pour le moins contestable, la position d'Apple, à la fois joueur, arbitre et financier, l'est tout aussi. Cette question d'une mainmise trop globale sur l'ensemble d'un secteur et de ses facettes ramène au cœur du discours d'Elizabeth Warren, candidate démocrate à la présidence des États-Unis: peut-être est-il temps de se pencher sérieusement, pour le bien de tous et de toutes, sur le pouvoir à 360° qu'ont construit les géants du secteur de la tech.
La Commission européenne, par la voix de Margrethe Vestager, a expliqué vouloir étudier la question. «Il nous faut étudier le rôle d'Apple et de ses app stores, a-t-elle déclaré. Si nous concluons qu'ils sont en position de dominer le marché, alors l'affaire pourrait être comparable à ce que nous avons décidé pour Google.» Pour des faits similaires, Google avait en 2017 été condamné à 2 milliards d'euros: entre Spotify et Apple, le temps des communiqués enflammés et des procédures à un milliard ne fait donc peut-être que commencer.