Des membres du collectif «Génération Précaire» défilant à Paris en 2011. | FRED DUFOUR / AFP
Des membres du collectif «Génération Précaire» défilant à Paris en 2011. | FRED DUFOUR / AFP

Toucher un salaire, c'est has-been?

Le travail «gratuit» ou très peu rémunéré concerne une part croissante de la population –avec des implications très variables selon les classes sociales concernées.

Selon la dernière enquête «Génération» du Céreq, 8 jeunes diplômées et qualifiés sur 10 arrivent aujourd’hui sur le marché du travail après un stage. Pour les étudiantes et étudiants comme pour les professionnelles et salariés en reconversion, travailler gratuitement (ou presque) pendant quelques mois est désormais présenté comme un passage obligé: ce n’est plus seulement une manière d’acquérir de nouvelles compétences, mais un gage de motivation et de bonne volonté, véritable «tremplin vers l’emploi». Un discours institutionnalisé par le système éducatif et largement repris par les acteurs privés.

Avoir pour salaire sa passion

Certaines entreprises n’hésitent plus à déclarer ouvertement ne recruter que sur stage. Ou à mettre en avant les bonnes pratiques pour engager leurs collaboratrices et employés –comprenez: à jouer sur le registre émotionnel pour éviter d’aborder la question du salaire. Des méthodes empruntées au secteur associatif, premier à étudier le management par la passion et à mettre le doigt sur ces logiques d’engagement. Dans un essai paru en 2010, Zilch, the Power of Zero in Business, l’entrepreneuse sociale américaine Nancy Lublin proposait ainsi avec autant de franchise que de cynisme ses meilleures recettes pour «obtenir plus avec moins».

Première règle: générer de la ferveur pour le produit ou service délivré par l’entreprise. «Les gens seraient prêts à accepter une baisse de salaire pour travailler sur un produit ou service qu’ils sont fiers d’avoir aidé à créer», écrit-elle ainsi. Deuxièmement, Lublin propose de donner un but grand et noble –une personne qui produit du shampoing peut ressentir la même excitation que l’employé ou la salariée d’une association de lutte contre la faim dans le monde, son travail étant «tout aussi universel et pertinent». Ensuite, l’institution doit engager l’ensemble de la hiérarchie dans la poursuite de ce but. C’est l’histoire du balayeur de la Nasa qui rencontre le président des États-Unis et qui lui raconte: «J’ai envoyé un homme sur la Lune».

Donner de l’argent coûte de l’argent. Dire merci ne coûte rien que sa propre capacité à montrer de la gratitude.
Nancy lublin, entrepreneuse et auteur de "Zilch, the Power of Zero in Business"

Quatrième règle: construire un environnement physique stimulant. À contre-courant des études comme des préférences individuelles, Nancy Lublin suggère l’open-space comme lieu de réunion et symbole de transparence. Elle recommande aussi les espaces minuscules et surpeuplés, censés encourager l’esprit d’équipe et le partage d’information (bonus additionnel, le loyer est moins élevé). Cinquième recommandation: rendre le travail amusant. Contre l’oppression du travail «sérieux», Nancy suggère d’installer une table de ping-pong, de lancer des défis pâtisserie ou encore de transformer la Saint-Valentin en jour férié. «Je veux que chaque personne de mon bureau ait un peu d’amour dans sa vie.»

Autre conseil de Lublin: engager des jeunes. Ils sont «bon marché et avides de faire leurs preuves», «vivent dans un monde virtuel» mais attendent malgré tout de «vraies responsabilités» qui constituent en elles-mêmes une rétribution. «Le management des millenials est la clé de la maximisation du travail bon marché», conclue Lublin sur la question, toute honte bue.

Dernière leçon: dire merci. Après avoir donné l’exemple d’une employée remerciée d’un simple mail pour avoir dépassé tous ses objectifs annuels, l’entrepreneuse s’émeut: «Est-ce qu’une augmentation aurait eu le même effet? Peut-être. Mais cela lui aurait donné des attentes différentes pour ses contributions futures –sans parler de celles de ses collègues. Et franchement, donner de l’argent coûte de l’argent. Dire merci ne coûte rien que sa propre capacité à montrer de la gratitude.»

Ces citations sont extraites du premier chapitre, intitulé «Do more with less cash to throw at people». En français: «Faites-en plus avec moins d’argent pour arroser vos employés» (sic). À sa décharge, Nancy Lublin avoue elle-même apprécier de gagner assez d’argent pour avoir un toit sur la tête ou s’acheter de jolies chaussures. Elle encourage toutefois les entrepreneurs et entreprepreneuses à explorer d’autres facteurs de motivation. Manager des gens qui n’ont aucun espoir d’augmentation est un art, explique-t-elle. Les virer en est un autre, et l’un des chapitres s’attache d’ailleurs à différencier la «bonne» salariée du «mauvais» employé (indice: le mauvais n’est pas enthousiaste à l’idée de troquer son temps libre contre une surcharge de travail non rémunéré et n’embauche pas sa famille pour venir l’aider bénévolement au bureau).

«Chief Bullshit Officer»

Un véritable manuel d’exploitation adopté, explicitement ou non, par nombre de dirigeants et de patronnes de start-ups. D’un point de vue extérieur, le résultat le plus ostensible est le soin accordé aux titres de poste. «Vous pouvez donner un statut de vice-président à quelqu’un sans dépenser un sou», confiait l’entrepreneuse. Un chargé de communication renommé «Manager du Buzz» se sentira ainsi plus apprécié, inspiré, encouragé à voir les choses en grand et à penser différemment. Mention spéciale si le titre est gravé sur une plaque de bureau.

Il suffit de consulter les offres d’emploi en start-up ou les titres sur LinkedIn pour se rendre compte du phénomène. Dans Ecosystème, la romancière Rachel Vanier (alors directrice de la communication à Station F, où elle avait pu étudier son terrain) décrivait ainsi la méthode employée par sa chief executive officer (CEO) de fiction pour remotiver ses stagiaires en période de crise: «En deux temps trois mouvements, elle trouve le moyen de rendre leur job au titre chiant comme la pluie aussi cool que le dernier produit Apple: 1. en l’écrivant en anglais, 2. en mettant “Chief” devant, 3. en utilisant un terme décalé, vaguement lié à la fonction occupée.» Une alternative efficace à de vraies responsabilités… ou à une prime exceptionnelle.

Pour certains, l’indemnité est perçue comme de l’argent de poche. Pour les autres, elle fait office de paie, et ce, quoiqu’en disent les textes de loi.
Maud Simonet, sociologue

Recevoir un salaire pour son travail serait-il devenu has-been pour les jeunes diplômés? «Je trouve qu’il y a de la noblesse à ne pas se rémunérer, m’expliquait il y a quelques années un camarade étudiant, lui-même président d’une entreprise juniore. C’est une démarche citoyenne et humaniste, une preuve de courage intellectuel qui fait de nous des membres actifs de la communauté sociale, plus que de simples professionnels. Rien n’est plus rémunérateur que de voir grandir son association, son équipe, son travail. Faire rêver, inspirer: voilà ce que l’on gagne.» Évidemment plus facile à revendiquer lorsque l’on vit dans l’appartement familial que quand on doit subvenir soi-même à tous ses besoins.

Selon une étude publiée par la plateforme de recrutement AJstage en novembre 2018, moins d’un tiers des stagiaires finance son logement de façon indépendante; un nombre équivalent cumule un job étudiant à côté d’un stage à temps plein. Fixée à 3,75 euros par heure, soit 577,50 euros par mois –mais seulement obligatoire lorsque la durée du stage dépasse deux mois–, la gratification mensuelle des stagiaires ne leur permet pas de vivre sans apport extérieur. «Le problème, c’est qu’on offre le même statut à moitié gratuit à des jeunes de milieux sociaux très différents. Pour certains, l’indemnité est perçue comme de l’argent de poche. Pour les autres, elle fait office de paie, et ce, quoiqu’en disent les textes de loi», explique Maud Simonet, sociologue et auteure de l’ouvrage Travail gratuit: la nouvelle exploitation? paru en septembre dernier.

Le travail gratuit des uns n’est pas celui des autres

La (non) rémunération des stages ne soulève pas les mêmes questions selon le milieu d’origine de la personne concernée. De même, le bénévolat d’une retraitée ou d'un retraité qui choisit de continuer une activité pour se sentir utile est moins problématique que celle d’une jeune ou d’un chômeur qui ne dispose d'aucune autre source de revenus. «On ne peut donc pas penser le travail gratuit sans penser les rapports sociaux, aussi bien les rapports de classe que de sexe ou même de race. Parce que le travail gratuit est encore principalement assigné aux femmes, qu’il s’agisse du travail domestique, du service civique ou du bénévolat», observe Maud Simonet.

Il peut être intéressant de comparer les débats actuels sur les formes de travail dans les entreprises de la nouvelle économie, start-ups ou plateformes internet (également friandes de petites mains sous-payées) à ceux qui ont fondé l’analyse féministe du travail domestique il y a quarante ans. Quelles sont les frontières du travail? Des tâches effectuées par amour ou par passion en relèvent-elles? Peut-on espérer une rémunération alors que l’on n’a pas l’impression de travailler? Dans son article sur les bullshit jobs, David Graeber avançait lui-même l’idée que plus un métier est utile à la société, moins son occupant était susceptible d’être bien payé. À l’inverse, un salaire élevé compenserait généralement un titre vide de sens.

La simple passion n'était pas une rémunération juste pour les stagiaires des Nations Unies qui ont manifesté leur mécontentement contre le travail gratuit en 2017, ici devant le siège genèvois de l'institution. | Fabrice COFFRINI / AFP

Dénominateur commun de ces différentes situations: on retrouve à chaque fois un processus de non reconnaissance d’une activité comme étant un travail à part entière, alors que dans le même temps, sa valeur économique est appropriée par autrui. De la même manière qu’on ne pense pas à rémunérer le travail domestique, effectué au nom de la maternité et de la famille, on n’a ainsi jamais pleinement et justement rémunéré les puéricultrices, infirmières ou enseignantes qui assurent aujourd’hui les mêmes tâches, exportées sur le marché du travail. Des métiers toujours majoritairement occupés par des femmes.

«Déni de travail»

«Le travail gratuit n’est pas tant un travail non rémunéré qu’un déni de travail», explique finalement Maud Simonet. «On ne reconnaît pas les gens comme étant au travail parce qu’on considère qu’ils sont d’abord là en tant que passionnés, que citoyens, que parent ou que futur travailleur.» Leur activité échappe ainsi à la construction institutionnelle du travail, même si elle contribue bel et bien à produire de la richesse. En témoigne la revente du Huffington Post pour plusieurs centaines de millions de dollars il y a quelques années, alors que le site reposait sur les contributions gratuites de milliers d’internautes. Les blogueurs et les blogueuses ont été déboutés suite à leur action en justice.

Reste donc à convaincre les institutions du problème. Le premier promoteur du travail gratuit reste souvent l’État, que ce soit au travers des mesures de lutte contre le chômage ou via le système éducatif, qui encourage les stages dès le secondaire. Côté solutions, la tentative de mesurer et chiffrer le travail des stagiaires pour prouver leur contribution réelle à l’économie a fait ses preuves avec le travail de Ross Perlin aux États-Unis. La grève des stages en cours au Québec a de son côté le mérite de créer des ponts entre différentes formes de travail gratuit. Enfin, les entrepreneurs et cheffes d'entreprises, toujours promptes à réinventer les règles du travail, ont elles-aussi leur rôle à jouer. Ne pas rémunérer ses salariés à leur juste valeur n’est ni astucieux, ni noble, ni innovant: c’est archaïque, discriminant et sexiste.

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