Face à une belle arnaque, comme face à un casse spectaculaire, l'esprit humain peut parfois avoir des réactions ambivalentes. Il condamne la nature de l'action et se désole pour les victimes, mais ne peut empêcher une petite tendance à l'admiration pour les conditions dans lesquelles elle a été imaginée.
C'est sans aucun doute le cas pour la Bayside Canadian Railway, une truanderie absurde et géniale destinée à contourner les règles états-uniennes sur le commerce, consistant en une ligne de chemin de fer d'un peu plus de 60 mètres et dont les aventures ont été narrées par un article de The Drive, paru le lundi 3 avril.
Aux États-Unis, il existe une loi de 1920 nommée le Jones Act ou le Merchant Marine Act. Initialement votée pour trouver une occupation aux immenses flottes de navires bâtis pour ravitailler l'Europe lors de la Première Guerre mondiale, elle est considérée comme l'une des plus protectionnistes du pays.
Sa règle de base est simple: tout transport de marchandises d'un port des États-Unis à un autre doit être fait par un navire battant pavillon américain, construit sur le sol américain, possédé et opéré par des Américains. Un peu plus tard, une exception a néanmoins été ajoutée à ces raides obligations: «Sauf si une partie du transport se fait par rail au Canada.»
Bien sûr, le Jones Act coûte cher à de très nombreuses entreprises, qui aimeraient passer par une marine à moindre coût pour transporter leurs biens d'une côte à l'autre. C'est notamment le cas d'American Seafoods, une énorme entreprise de produits de la mer, qui fait venir ses poissons d'Alaska.
Court-circuit
Il y a quelques années, la firme basée à Seattle a trouvé une parade ahurissante et absurde pour faire de vastes économies sur ses coûts de transport. Bien moins coûteux que ceux –états-uniens– auxquels elle devrait faire appel, des navires appareillent les entrailles pleines de poissons du port de Dutch Harbor en Alaska, naviguent via le canal de Panama, pour rejoindre Bayside, un petit port anonyme du Nouveau-Brunswick au Canada, de l'autre côté du continent américain.
Là, les bateaux déchargent leur cargaison. Et celle-ci est placée dans un camion qui, lui-même, est transporté sur ce qui est sans doute l'une des plus petites liaisons ferroviaires du monde: la Bayside Canadian Railway.
Sur ces quelque 220 pieds (près de 67 mètres) de rails, le camion fait ensuite un micro-voyage. Et voilà: l'exception au Jones Act est techniquement respectée. Les camions peuvent reprendre leur route vers la côte est des États-Unis et leurs ports de destination, sans être dans l'illégalité. Ce qui permet à American Seafoods et à deux structures lui étant liées, Kloosterboer International Forwarding et Alaska Reefer Management, de réaliser de substantielles économies.
Sauf que les autorités des États-Unis ne l'ont pas entendu de la même oreille, lorsqu'un indicateur leur a parlé de ce schéma tout simple, très malin et tout à fait crapuleux. Une procédure judiciaire a été lancée en 2021 contre Kloosterboer International Forwarding et Alaska Reefer Management, avec un risque de pénalités pouvant aller jusqu'à 350 millions de dollars (319,6 millions d'euros).
Le procès a été perdu par les entreprises, fin mai 2022. Et bien qu'elles ont évité le pire, et cette épée de Damoclès de plus d'un tiers de milliard de dollars suspendue au-dessus d'elles, le tribunal a expliqué en substance que la Bayside Canadian Railway ne respectait pas le Jones Act. En conséquence de quoi, cette mini-ligne ferroviaire devenue mythique a fini par être démantelée.