En rachetant Twitter, Elon Musk s'est engagé dans une série de licenciements, souvent brutaux, qui semble sans fin. Selon lui, ce «dégraissage» était rendu nécessaire par la proximité d'une possible banqueroute de la firme, mais également par le fait que nombre de salariés et employées semblaient être grassement payés à ne rien faire, ou pas grand-chose.
En sus de quelques monumentales gaffes, ces propos, comme les exigences invivables du nouveau Thénardier de Twitter, ont provoqué l'ire légitime de tous ceux et toutes celles ayant sué sang et eau pendant si longtemps pour maintenir l'entreprise à flot (et faire les profits de leurs patrons).
Pourtant, Elon Musk mettait le doigt sur une certaine réalité, décrite par un drôle d'article du Wall Street Journal (WSJ). Il existe, dans le monde de la tech, des armées de personnes recrutées par les grandes entreprises à des salaires élevés pour passer plus de temps à se tourner les pouces qu'à coder la prochaine révolution.
Le quotidien américain revient ainsi sur le cas de Madelyn Machado, qui a décrit son expérience dans des vidéos TikTok devenues virales. Embauchée par Meta en tant que recruteuse, elle n'a permis l'embauche de personne, mais a passé beaucoup de temps à gober les mouches ou à penser à son repas du soir lors de réunions inutiles.
@maddie_macho #stitch with @roilysm well I guess I was forced out hut SAME THING! I do miss not working though. That was niiiiice! #meta #google #layoffs #businessinsider ♬ original sound - Maddie | The Career Finesser
«On ne recrute personne, et pourtant on continue à être payés», s'amusait-elle ainsi dans l'une de ses piquantes vidéos. À être (très) bien payés, même: débauchée chez Microsoft avec à la clé une augmentation de 70.000 dollars par an (64.000 euros), Madelyn Machado gagnait 190.000 dollars annuels (175.000 euros environ) chez Meta.
Il lui avait été expliqué qu'aucune embauche n'était attendue de sa part lors de sa première année: elle devait d'abord prendre le temps d'apprendre son travail. Qui, selon elle, se déroulait comme suit: elle commençait sa journée vers 11h, passait de réunion inutile en réunion inutile jusqu'à 15h30, faisait un petit tour d'une heure sur LinkedIn pour la forme, puis quittait son poste.
Son aventure au pays de la glande n'a duré que six mois: elle a fait partie de l'une des innombrables «charrettes» qui ont mis près de 170.000 salariés de la tech sur le carreau, et a été naturellement réprimandée pour son récit posté sur TikTok, qui a inspiré nombre d'autres tourneurs de pouces professionnels à raconter leur propre cheminement dans l'oisiveté chère payée.
Oisifs tombés du nid
Plusieurs raisons expliquent, selon les experts interrogés par le WSJ, cet étrange phénomène. Tout d'abord, il y a eu l'influx important de cash qu'a apporté avec elle la pandémie de Covid-19 pour toutes ces entreprises du nouveau monde. Elles se sont donc mises à embaucher à tour de bras, en amont de la demande et de l'activité, souvent pour ne pas se faire piquer d'éventuels talents par d'autres firmes du secteur.
C'est particulièrement vrai pour des métiers très en tension comme le développement, ou d'autres à l'intérêt embryonnaire hier, mais constituant demain le cœur de nombre de nouveaux métiers, comme l'intelligence artificielle. Résultat: des armées de l'ombre créées pour des tâches qui n'existaient pas encore, comme s'en est d'ailleurs publiquement excusé Mark Zuckerberg avant un licenciement massif chez Meta.
«Ils nous collectionnaient comme des cartes Pokémon», explique dans une vidéo TikTok une autre de ces employées payées à rien faire, embauchée par Meta en avril 2022. Si certains se sont amusés de toucher des chèques sans lever le petit doigt, d'autres l'ont vécu comme une souffrance. «Est-on en train de me préparer à l'échec?», s'interrogeait ainsi une ex-salariée n'ayant reçu de sa hiérarchie qu'une seule mission en quelques mois de présence.
Une partie des cadres ou observateurs du monde de la tech comprennent ce phénomène; d'autres sont en revanche beaucoup plus sévères et mettent en avant la culture très permissive de la Silicon Valley, où les jeunes pousses ont pour habitude de dépenser sans véritablement compter les sommes parfois folles que leur offrent leurs investisseurs.
Selon Thomas Siebel, patron d'une entreprise de logiciels nommée C3.ai Inc, il est ainsi possible de rester en poste dans la Silicon Valley en ne faisant pas grand-chose –un phénomène amplifié par la généralisation du télétravail. «Les gens sautaient d'un emploi où ils ne faisaient rien à un autre emploi où ils ne faisaient rien, en travaillant depuis la maison, avec une augmentation de 15% à la clé», déplore-t-il avec sévérité auprès du Wall Street Journal.
Également interrogé par le quotidien américain, un autre vétéran ayant fait ses armes chez l'éditeur de logiciels Salesforce et chez Facebook explique qu'il a souvent eu l'impression que 20% des équipes d'une entreprise travaillaient pour les 80% restants. S'en plaindre l'aurait fait passer pour un mauvais collègue. Il a donc préféré quitter ces grandes structures pour une plus petite start-up, où les salariés sont davantage responsabilisés.
Interrogé par le WSJ, un investisseur du nom de Val Katayev explique que les patrons auxquels il a récemment parlé, se sont rendus compte que leur entreprise n'avait pas forcément beaucoup perdu en productivité après les vagues de licenciements. «Ils disent: “Je vais faire une autre charrette, puisque la première a si bien fonctionné.” Nous ne nous étions pas rendus compte de notre inefficacité.»