Quinze ans après l'épopée de La Horde du Contrevent, qui avait remporté le Grand prix de l'imaginaire en 2006 et propulsé Alain Damasio au panthéon des auteurs français de science-fiction, l'écrivain revient avec Les Furtifs, paru aux édition La Volte, une ode au vivant et à la rébellion dans un univers dystopique mais terriblement proche du nôtre. Rencontre.
korii: Les Furtifs décrit une société dystopique dans laquelle les entreprises contrôlent tout, et où tout le monde surveille tout le monde. L'histoire se passe en 2040: vous poussez à peine le futur.
Alain Damasio: Oui, je pousse très peu, en fait. Je voulais lire l'époque, représenter un présent hypertrophié, montrer quelles sont les tendances lourdes qui sont là et les incarner dans le récit pour faire miroir. Du coup, j'utilise ce tout petit décalage de 2040, c'est vraiment proche. L'un des concepts qui structurent le livre, c'est la question de comment survivre à la société de trace, et comment rouvrir des poches de liberté dans une société de traçabilité aussi exhaustive que la nôtre.
Vos personnages évoluent à Orange, devenue une «ville libérée», vendue à la société Orange, qui offre à ses habitant·es des abonnements «standard», «premium» ou «privilège», suivant le niveau de vie, et qui restreignent l'accès aux différents quartiers.
J'essaie de créer ce choc dystopique, de dire: «Attendez, si on continue, regardez ce qui arrive: on va même vous privatiser votre vision de la réalité, privatiser les villes qui sont censées être un espace commun partagé par tous et vous aurez un forfait pour accéder à seulement 50% de la ville et des parcs.»
En faisant de la dystopie en SF, c'est-à-dire en jouant le rôle de lanceur d'alerte, à quel point est-on en train d'acclimater les gens à ce qui va se passer?
Le libéralisme qui se transforme en ultralibéralisme est une tendance tellement évidente qu'on ne sait même plus par quel bout la prendre pour faire prendre conscience aux gens à quel point on arrive à des choses aberrantes. Mais en faisant de la dystopie en SF, c'est-à-dire en jouant le rôle de lanceur d'alerte, à quel point est-on en train d'acclimater les gens à ce qui va se passer?
Est-ce qu'on ne risque pas d'activer les affects assez malsains, de complaisance ou de nihilisme, qui font dire: «Ah ouais, c'est tellement horrible mais j'adore!» J'ai beaucoup de problèmes avec le courant de la théorie de l'effondrement pour cette raison: ça active des affects pas forcément très utiles pour générer un changement de comportement.
Je le traite avec l'idée des villes libres, mais j'essaie de le traiter de façon extrêmement froide, pour ne vraiment pas rendre ça désirable, tout en montrant à quel point on peut se faire piéger à l'intérieur de ces technologies-là. J'essaye de plus développer la partie alternative, les solutions concrètes, ce qu'on appelle «utopie». Même si «utopie» n'est pas un bon terme, parce que ça touche à ce qui n'est pas réalisable, alors que ce sont des choses très concrètes qu'on pourrait mettre en œuvre.
Alain Damasio en 2014, lors du Festival international du film fantastique de Gérardmer. | Sébastien Bozon / AFP
Vous utilisez les noms de vraies entreprises, que vous ne présentez pas sous leur meilleur jour. N'est-ce pas risqué sur le plan légal?
On a un peu peur sur Orange, parce que quand même, on les charge à un moment donné... Il paraît qu'ils sont très litigieux sur leur image. Après, c'est un risque à prendre: je n'allais pas modifier le nom, puisque tout est fondé sur le fait que c'est le même nom [ndlr: la ville d'Orange est rachetée à bas prix par la société éponyme]. Et ils prendraient des risques eux aussi, parce que s'ils veulent attaquer là-dessus, ça va faire du bruit.
Concevoir l'humain comme insuffisant et pouvant être augmenté par la technique, c'est une vision du monde qui est, à mon avis, un syndrome de décadence.
Dans le cauchemar futuriste que vous décrivez, le transhumanisme a une place de choix.
Le transhumanisme et, en face, le retour au vivant sont des grands thèmes du livre. Je trouve que la conception de l'humain sous-tendue par le transhumanisme est complètement idiote: l'humain n'a pas à être augmenté. Concevoir l'humain comme insuffisant et pouvant être augmenté par la technique, c'est une vision du monde qui est, à mon avis, un syndrome de décadence.
On est une espèce extraordinaire, avec des puissances et des capacités incroyables, il suffit de les habiter. Et quand tu commences à dire: «Il manque ceci, il manque cela», c'est que tu n'es pas là, tu n'es pas présent. C'est ça que ça traduit, le transhumanisme. Pour moi, c'est une très mauvaise piste.
À l'inverse, l'une des grandes voies positives qu'on voit apparaître aujourd'hui, même chez les jeunes, c'est une reconnexion à l'écologie, un renouement avec le vivant. On reprend conscience qu'il existe un monde vivant et qu'on doit retrouver ce lien qu'on a perdu depuis les deux siècles de la révolution industrielle. On est rentré dans un monde productiviste monstrueux, en se disant qu'on allait piller la terre indéfiniment pour développer notre civilisation. Et on a coupé ce lien.
Dans les imaginaires, pendant très longtemps, depuis les années 1970, le cyberpunk a été construit sur l'hybridation avec la machine, le fantasme que la machine allait nous libérer. Ça a été le grand vecteur de la SF, mais c'est en train de passer. Et c'est aussi parce qu'on vit dans un monde cyberpunk: le smartphone, même s'il n'est pas greffé sur nous, est greffé dans notre tête et nos pratiques: notre façon de draguer, de vivre, de travailler, de penser, de jouer... Le cyberpunk, on est en plein dedans. Alors ce qui me paraît enviable aujourd'hui, c'est les formes de reconnexion avec le vivant dans toute son ampleur.
Pour aller plus loin, un long entretien donné par Alain Damasio à Mediapart.
Vos héros sont militant·es, hackers... des rebelles qui créent l'étincelle de l'insurrection. Vous vous êtes inspiré des ZAD?
Oui, bien sûr, j'y suis allé. J'ai des potes hackers, comme tout le monde... C'est important, les potes hackers. Il y a des gens qui sont des modèles intellectuels, et des gens qui sont des modèles concrets. À la ZAD, on croise des gens inspirants, qu'on a envie de suivre, parce que ce qu'ils font, c'est admirable, en matière de lutte, de générosité... Ils entraînent les autres.
J'y suis allé cinq jours, et je suis revenu trois fois. Pour moi, ils sont des figures de proue de ce qui peut advenir de positif par la suite. Après, c'est très conflictuel la ZAD, il y a plein de tensions, des gens très différents, ce n'est pas du tout l'éden. Mais il y a une énergie, une vitalité colossale.
Vous liez l'idée de vitalité au son, qui est extrêmement présent dans Les Furtifs, ces créatures «de chair et de son», ainsi que dans La Horde du Contrevent.
J'ai fait le choix d'opposer le son à la vision dans le livre, puisque les Furtifs, quand tu les vois, tu les figes. C'est le syndrome de la Gorgone: voir tue. On est dans une société de l'image extrêmement forte, où l'image imprime les imaginaires et les pré-hante.
Je considère que le son est un vecteur de libération et d'émancipation fort, puisqu'il permet de fabriquer des images soi-même, de faire soi-même le travail d'imaginaire. J'avais cette idée que les Furtifs naissent du son et sont la plus haute forme du vivant, la forme ultime, extrêmement métamorphique, toujours en corrélation avec tout l'environnement... en fait, c'est une métaphore du vivant.
Pour moi, un mot appelle à des sons, à du toucher, des sens très concrets. J'utilise la polyphonie dans le récit, qui évolue au fil du livre. Dans La Horde du Contrevent, j'avais vingt-trois personnages, dont huit qui parlent régulièrement, chacun avec ses sonances, son rythme, sa vision du monde... Ce qui crée des dynamiques de récit très différentes.
Je trouve ça beaucoup plus fort qu'un seul narrateur omniscient, ça rend le livre vivant. La réalité ne peut pas être décrite d'une seule tête, je trouve ça un peu facho de faire un seul récit, avec une seule voix. Le style polyphonique correspond aussi à ma vision politique: quelque chose d'ouvert, de pluriel.
Toutes les manifestations sont filmées, il y a des reconnaissances biométriques, des prélèvements ADN, comme sur l'Arc de Triomphe où il y a eu des prélèvements ADN sauvages, ce qui est quand même hallucinant!
Il y a une dimension politique implacable dans Les Furtifs, cette idée de «furtivité» comme lutte nécessaire de survie, comme acte militant. On peut encore vivre en furtif en France en 2019?
Dans la situation actuelle, la furtivité devient un enjeu massif, surtout avec la répression que Macron met en place. Nous arrivons à des niveaux de répression qui n'ont pas été atteints depuis la guerre, et je ne suis pas sûr que les gens s'en rendent compte.
On a atteint des niveaux de fichage et de contrôle inédits. Toutes les manifestations sont filmées, il y a des reconnaissances biométriques, des prélèvements ADN, comme sur l'Arc de Triomphe où il y a eu des prélèvements ADN sauvages, ce qui est quand même hallucinant!
Et il y a cet outil de contrôle extraordinaire, le smartphone: dès qu'il est allumé, on peut géolocaliser, savoir exactement le trajet que quelqu'un a fait. Quand on croise toutes ces sources de traçabilité, être vraiment furtif dans une manif, ça devient très compliqué: il faut y aller sans le portable, masquer le visage avec une cagoule, ne pas laisser de trace ADN...
C'est extrêmement difficile, les couches technologiques, panoptiques, de surveillance sont très déployées. Je ne crois pas qu'être furtif, c'est essayer de trouver un confort par rapport à ça, parce que le but c'est quand même de se battre et de lutter, mais comment faire? Je n'ai pas de solution. Dans le livre, il y a le côté romantique, l'organisation du brouillage, du sabotage, des machines à faire le flou... En réalité, c'est extrêmement difficile.
Vos univers sont très riches et structurés. Comment développe-t-on ce genre de livre-monde?
Je travaille énormément l'aspect univers et l'aspect personnage. Le système des villes m'a pris du temps car c'est tout un système de cohérence à bâtir: l'idée des zones, comment aller de zone en zone…
J'ai des fiches personnages extrêmement précises sur les personnages principaux, avec toutes les rubriques: enfance, traumas, passé, liens familiaux, métier décrit très complètement, apparence physique, capacités cognitives, intellectuelles et physiques, rapports aux Furtifs, réseau amoureux, d'amitié, de militance…
Quand le livre démarre, je me laisse une très grande liberté dans la conduite du récit. Ma trame est ultra lâche, très grossière. J'ai des éléments de récit, mais je garde le tout très flou, pour conserver une spontanéité et un maximum de vitalité dans le style.
Je détaille aussi la caractérisation stylistique du personnage de façon très exhaustive, même si je ne l'utilise qu'en partie: le style de syntaxe, saccadée, nerveuse, ondulante ou pas, longue ou courte, binaire ou ternaire, les sonances, les gammes et dominantes de voyelles, consonnes, couleurs de sons, registres, types d'argot...
Mais ensuite, quand le livre démarre, je me laisse une très grande liberté dans la conduite du récit. Ma trame est ultra lâche, très grossière. J'ai des éléments de récit, mais je garde le tout très flou, pour conserver une spontanéité et un maximum de vitalité dans le style. Et ça donne ce côté très vivant. Si je suis trop cadré, c'est grippé, trop rigide.
Je le vois, dans Les Furtifs: les chapitres que j'ai le plus cadrés ne sont pas les meilleurs, même s'ils ont été beaucoup bossés. J'articule une dimension improvisée à une vision très structurée au départ.
Le génial Rone a invité Alain Damasio à poser sa voix sur «Bora Vocal», ici en version live. L'écrivain vient également de publier Entrer dans la couleur avec Yan Péchin sur le label Jarring Effect, qui constitue la bande-son des Furtifs.
Vous n'êtes pas sur les réseaux sociaux, vous n'avez pas de portable... La technologie, c'est non?
Non, j'utilise la technologie comme tout le monde, tout le temps... Mais quand je sors, j'ai envie de lever la tête, d'observer la nature et les choses. J'ai besoin de regarder les gens, de voir comment ils se comportent avec leurs smartphones, comment ils se regardent, quelles sont leurs attitudes...
C'est comme ça qu'on sent les tendances d'une société. Si j'ai le nez sur le smartphone, je ne vois rien du tout. Et puis, je n'ai pas envie d'être joint et de joindre les gens tout le temps. Je trouve que c'est une aberration. Il faut accepter l'absence. Là, par exemple, je n'ai pas eu mes filles au téléphone depuis cinq jours. Mais c'est comment ça aussi qu'elles se mettent à exister pour moi. Je pourrais les appeler tout le temps, leur envoyer une image et dire: «Regardez, je suis au restaurant», mais ce n'est pas de la vraie relation, en vérité.
La vraie relation, c'est sentir le manque de l'autre, sentir l'importance qu'il a pour toi, ça te permet de reconstituer l'autre en toi quand il n'est pas là. [Avec les smartphones] on casse complètement cette capacité à recréer l'autre en soi, en étant dans un continuum de communication. Je ressens les choses exactement comme ça, c'est pour ça que mes absences sont marquées. Quand je ne suis pas là, je ne suis pas là. Et quand je reviens, je suis absolument là.
Il s'est passé quinze ans entre La Horde du Contrevent et Les Furtifs: en littérature aussi, vos absences sont marquées...
Oui, en littérature, c'est la même chose. Quand j'écrivais La Horde, j'avais loué une petite maison en Corse, du 15 septembre au 15 juin. Je restais quinze à vingt jours par mois tout seul, au cœur du maquis corse, à écrire. L'intensité d'immersion, de solitude, est dingue. Ces conditions exceptionnelles d'écriture font que l'immersion est très forte.
Pour Les Furtifs, j'ai construit l'univers dans des cahiers, peu à peu, depuis 2004. Et j'ai été absent car entre-temps j'ai travaillé sur d'autres projets, rencontré ma femme et eu deux filles, ce qui change des choses! Je ne pourrais plus reproduire le travail d'immersion de La Horde, même si maintenant que mes filles ont grandi, je pourrais faire un livre par an sans souci. Mais quel sens ça a? Pour être présent, histoire de faire un ruisseau de livres? Je ne vois pas l'intérêt.
On devra encore attendre quinze ans pour le prochain roman?
Je suis sur une série télé et une série radiophonique, mais je vais y aller doucement, je n'ai pas envie de me re-saturer. J'ai passé quinze ans à faire 150 projets, je n'ai pas envie de retomber là-dedans. C'est facile d'en faire trop, parce que je suis sollicité sur plein de projets passionnants. Et c'est génial. Mais c'est dangereux, aussi. À un moment donné, il faut savoir ralentir le rythme.