La traite des êtres humains est loin de ressembler à l’idée qu’on s’en fait. À la recherche de l’âme sœur ou d’une relation sans attache, vous swipez sur Tinder et passez en revue des centaines de profils. Un soir, ça matche, et vous finissez par rencontrer quelqu’un qui vous invite à boire un verre. En un rien de temps, et parce que vous êtes en confiance, vous lui donnez votre numéro de téléphone de bonne grâce et partagez des informations personnelles, sans la moindre méfiance. Puis tout tourne au vinaigre et, sous la menace ou la contrainte, vous devenez le pion d’un trafic criminel bien ficelé.
Fort heureusement, ce scénario catastrophe reste une exception. Mais force est de constater que l’image d’un kidnapping organisé dans des contrées lointaines est une exception encore plus rare: aujourd’hui, tout ou presque se trame derrière nos écrans.
Les êtres humains, un marché lucratif
Si toutefois il vous restait encore quelques préjugés en la matière, le Gafi (Groupe d’action financière international) rappelle que l’esclavage moderne est l’un des marchés criminels les plus lucratifs au monde, puisqu'il génère 150 milliards de dollars de profits (environ 132 milliards d'euros). Pour faire fructifier ce sombre marché, les trafiquants n’hésitent pas à détourner certains outils du numérique. Et pour cela, ils n’ont même pas besoin de s’aventurer dans les méandres du dark web: d'après une étude d'Europol publiée en 2013, ils piocheraient un grand nombre de leurs victimes via les plateformes de rencontres et les réseaux sociaux.
Car si les applications de rencontres sont régulièrement les théâtres de déconvenues amoureuses anecdotiques, une toute autre menace guette les utilisateurs et les utilisatrices vulnérables. Au Canada comme aux États-Unis, plusieurs affaires de commerce d’êtres humains ont levé le voile sur les pratiques des trafiquants, qui utilisent des plateformes comme Tinder pour attirer leurs victimes. En quelques clics, les faux profils peuvent se façonner l’image du petit ami idéal ou de la copine rêvée, et les personnes qui se cachent derrière élaborent des stratégies de recrutement au gré des photos et des informations privées que les futures proies affichent innocemment.
L'anonymat, une aubaine pour les prédateurs
Pour rappel, et d’après le Comité contre l’esclavage moderne, le trafic d’êtres humains est défini selon le fait «de recruter, de déplacer des personnes et de les assujettir et les faire travailler contre leur volonté en utilisant la tromperie, la contrainte et/ou la violence». L’esclavage a officiellement été aboli et pourtant la traite des êtres humains, dont l’exploitation sexuelle des femmes et des personnes mineures est la forme la plus répandue, reste toujours d’actualité. Le trafic explose et auraient fait plus de 270.000 victimes en Europe, selon Europol.
Depuis le début des années 2000, les trafiquants font profil bas et investissent les lieux privés, internet et les applications dans l’espoir de conserver leur anonymat et d’agir à distance en évitant au mieux la détection. Les évolutions technologiques et le manque de sensibilisation à la sécurité sur internet forment un cocktail explosif idéal pour les prédateurs, et mettent les membres, ainsi que leurs données, en danger.
Les réseaux sociaux aident à masquer les signaux traditionnels qui alertent les individus sur une personne potentiellement dangereuse.
L’étude du Research Subcommittee of the Ohio Attorney General’s Human Trafficking Commission révèle que Facebook, Instagram, Snapchat, Tinder et Blindr auraient été détournés à plusieurs reprises au profit d'activités criminelles. «Les réseaux sociaux aident à masquer les signaux traditionnels qui alertent les individus sur une personne potentiellement dangereuse», met en garde le rapport d’étude.
Des «matchs» qui virent au cauchemar
Si ce type de crime a été pris à bras-le-corps par les autorités sur le continent américain –berceau de l’application Tinder–, plusieurs affaires viennent rappeler que rien n’est encore acquis.
En décembre 2018, la police de Toronto a arrêté trois personnes impliquées dans le trafic d’êtres humains, après qu’une de leurs victimes a affirmé avoir été approchée via Tinder. L’un des accusés l’aurait attirée dans un hôtel, aurait pris plusieurs photos pour illustrer ses «services sexuels en ligne» et aurait organisé des rencontres avec plusieurs clients, à grand renfort d’intimidations et de menaces.
Chelsie Lancaster, une autre victime de la traite, parle ouvertement de son expérience et arpente les plateaux de télévision américains pour mettre en garde les potentielles victimes. Après avoir fait la connaissance d’un homme sur un site de rencontres, ce dernier l'aurait convaincue de se produire dans un club de strip-tease.
Elle ignorait qu’il ne s’agissait que de la première étape d’une manipulation bien huilée. Très vite, prise dans un engrenage de menaces et de chantage, elle finit par être «vendue en ligne». La jeune femme explique qu’elle se trouvait dans une situation de vulnérabilité extrême, et ajoute que l'«on ne s’y plie que par peur».
Il y a quelques mois, Brittani Louise Taylor, une youtubeuse américaine suivie par plus d’un million d’abonnés, aurait elle aussi été à deux doigts de tomber dans le piège. La jeune femme se serait retrouvée au cœur d’un trafic serbe d’êtres humains orchestré par le propre père de son enfant, rencontré sur Tinder.
Dans la plupart des cas de trafics initiés sur les sites de rencontres, les femmes semblent être les cibles prioritaires, et rien ou presque n’avait alerté les victimes sur leur futur destin d’esclaves. Protégés par leurs écrans et rendus plus crédibles par les données privées glanées sur la toile, les trafiquants exploitent la fragilité et la détresse de leurs proies.
La sensibilisation, seul rempart possible?
En riposte, les victimes et les plateformes touchées par ce problème ont investi les réseaux sociaux pour soutenir, dialoguer et prévenir. Katie Watsondu Settlement Home for Children à Austin, rapporte par exemple qu’une rescapée de la traite d’êtres humains avait réussi à s'en sortir en demandant de l'aide sur à ses contacts sur Tinder.
Avec plus de quatre millions de membres payants en 2018 et une couverture dans près de 196 pays, les dérives échapperaient au contrôle de Tinder, selon la plateforme américaine elle-même. L’application de rencontre a donc sorti de son chapeau un guide de conseils de sécurité. «Ne divulguez jamais vos informations personnelles» ou «programmez votre première rencontre dans un endroit public et fréquenté», peut-on lire sur la page de prévention.
En 2014, Tinder avait tenté de renverser la vapeur en s’associant à l’agence Eighty Twenty pour lancer une campagne choc de sensibilisation sur le trafic sexuel en Irlande. À l’époque, un grand nombre de faux profils avaient été créés pour l’occasion: à chaque balayage de l’écran pour faire défiler les photos, l’impact du trafic sexuel sur les victimes se faisait plus éloquent, jusqu’au message final de prévention.
Si la plateforme de rencontres fait dans la sensibilisation, ses conditions d’utilisation restent claires: «Nous ne sommes pas responsables de la conduite de tout utilisateur dans le cadre ou en dehors du Service. Vous acceptez d'être prudent […] en particulier si vous décidez d'échanger en dehors du Service ou de vous rencontrer en personne.» Tout comme Tinder, les applications et sites de rencontres qui, pour la plupart, n’intègrent pas une vérification d’identité de leurs usagères et usagers, se dédouanent de toute responsabilité.
En France, l'Office central pour la répression de la traite des êtres humains (OCRTEH) a bien été créé pour tenter de contrer le problème de l’exploitation sexuelle, mais l’absence de statistiques complètes et de regard sur le fonctionnement des plateformes en ligne impliquées freine la lutte.