En 2013, le Rhosus fait escale dans le port de Beyrouth en raison de problèmes techniques. Dans ses cales se trouvent 2.750 tonnes de nitrate d'ammonium. Le Rhosus ne quittera jamais le port de la métropole libanaise.
Après s'être vu interdire de reprendre la mer à la suite d'une inspection, il est abandonné par son propriétaire, un citoyen russe vivant à Chypre. Son équipage restera plusieurs mois à bord avant que la cargaison de nitrate d'ammonium ne soit finalement déchargée et stockée dans les entrepôts du port de Beyrouth.
On connaît la suite: une explosion gigantesque le 4 août 2020 qui détruira entièrement le port de la capitale libanaise, faisant 137 morts et 5.000 blessés.
Imaginez que votre patron fasse faillite, mette la clé sous la porte en vous enfermant dans les bureaux. C'est exactement ce qui arrive à des milliers de marins, abandonnés à leur sort par les propriétaires des navires.
Certains cargos pourrissent ainsi littéralement dans les ports, personne ne voulant prendre la responsabilité de leur maintenance ou de leur démantèlement. Ces bateaux morts perdent leur carburant, polluant l'eau, ou finissent par sombrer là où ils sont ancrés, raconte Bloomberg.
Esquives légales
La fragmentation des responsabilités dans le secteur maritime rend toute législation nationale difficile à appliquer. Il n'est en effet pas rare que le propriétaire du bateau vive dans un pays, enregistre le bateau dans un autre pays, puis que le même bateau batte pavillon dans un troisième pays.
Lorsque le cargo est abandonné dans un port, le propriétaire échappe ainsi à toute poursuite judiciaire. «Certains sont devenus des experts pour contourner le système, confirme Jan Engel de Boer, un expert du sujet à l'organisation maritime internationale (IMO). Ils connaissent parfaitement les endroits où abandonner leur navire en ayant le moins de problèmes.»
Certains ports, comme Fujairah aux Émirats arabes unis, sont ainsi très peu regardants et n'appliquent pas la convention de protection des marins.
Le phénomène des armateurs indélicats a toujours existé, mais avec la crise du Covid, les abandons se multiplient: ils auraient augmenté de 90% en 2020 selon les estimations les plus optimistes. Selon l'organisation internationale du travail (ILO), plus de 1.000 marins ont été laissés à leur sort sur leur navire cette année, le double de 2019.
Sans salaire depuis parfois des mois, ils vivent dans des conditions misérables sur leur navire tombant en ruine, parfois transformé en bombe flottante en raison de leur marchandise à risque.
L'explosion de Beyrouth a toutefois servi de leçon à certains ports, qui se sont aperçus des dangers que peuvent causer ces navires à l'abandon. Reste à savoir qui acceptera de payer les arriérés de salaire puis le démantèlement ou la remise en eau.