Depuis 2012, le Xinjiang, dans le nord de la Chine, est une région sous haute surveillance. Il est presque impossible d'entrer dans la province, et rien ni personne n'en sort. Le gouvernement chinois y séquestre les Ouïghour·es, une minorité ethnique musulmane dont plus d'un million de membres sont enfermé·es dans des camps de concentration et de détention.
À l'extérieur du pays, la diaspora ouïghoure tente désespéremment d'avoir accès à des images pour savoir comment se portent les familles, alerter le monde sur leur situation et pouvoir comparer la réalité à la propagande chinoise.
Contre toute attente, c'est sur TikTok, un réseau social d'origine chinoise connu pour ses contenus musicaux courts, amusants et apolitiques, que les militant·es ont réussi à trouver des images récentes, relève une enquête de Wired.
Sur celles-ci, des policiers, qui semblent d'origine ouïghoure, chantent l'hymne du Parti communiste chinois. D'autres dansent devant le drapeau chinois, dans ce qui semble être une séance de soutien psychologique (les forces de l'ordre doivent quotidiennement arrêter et détenir des membres de leur propre peuple).
Des femmes ouïghoures et des hommes chinois han se marient –le gouvernement du Xinjiang a commencé à récompenser ces couples interethniques en leur octroyant la somme 10.000 yuans [environ 1.300 euros] en 2017.
Part of the intensive campaign to culturally cleanse #Uyghurs ...https://t.co/nYqJNoTevY pic.twitter.com/tmcuEoYPYt
— Uyghur Bulletin (@UyghurBulletin) June 26, 2019
Algorithme à éduquer
Dénicher ces vidéos sur le réseau social chinois demande de l'acharnement. La Grande Muraille numérique de Chine contrôle le réseau pour éviter que la population nationale n'accède aux contenus produits en dehors du pays, mais elle empêche aussi les étrangèr·es de consulter les sites chinois.
Il faut ainsi réunir une SIM et un téléphone chinois pour pouvoir regarder les vidéos postées sur TikTok à l'intérieur des frontières. La tâche est plus compliquée qu'elle n'en a l'air, et une fois qu'elle est accomplie, reste encore la longue éducation de l'algorithme de recommandation de l'application.
«[Le gouvernement] a nettoyé tous les résultats basés sur la localisation. Tout ce qui utilise des mots-clés liés au Xinjiang est censuré», explique à Wired Alip Erkin, un réfugié ouïghour qui s'est enfui de Chine en 2012.
Il fait partie de l'équipe du Uyghur Bulletin, animé par des membres de l'ethnie traquant sans relâche des contenus quant à la situation au Xinjiang sur TikTok. «Pour améliorer la qualité de mon fil d'actualité, je n'aime ou ne commente aucun autre contenu que ceux qui concernent les Ouïghours. Je n'aime que ce que je veux voir. [...] Parfois, l'algorithme va me recommander quelque chose posté récemment, pas forcément populaire –et c'est ce que je cherche.»
Hashar (forced labor) is not only back in East Turkestan, but it's become a daily life for Uyghurs in the midst of CCP's present genocidal campaign in their homeland.https://t.co/6S9k9Rbm4V pic.twitter.com/O8UEVdk1Vo
— Uyghur Bulletin (@UyghurBulletin) September 22, 2019
Diffusion contrôlée
TikTok ne cesse de recueillir des louanges –et d'inspirer de la crainte– pour sa capacité à capturer votre attention en observant simplement ce que vous aimez.
Pas besoin de donner d'indice à l'app: son algorithme vous observe et s'adapte à vos goûts, pour vous rendre toujours plus accro. Mais comment fonctionne-t-il et surtout, à quel point le gouvernement chinois le contrôle-t-il?
La question s'est déjà posée lorsque le Washington Post a remarqué qu'il n'y avait sur TikTok que très peu de vidéos des manifestations de Hong Kong, alors qu'elles sont au cœur des flux Instagram et Twitter.
La conclusion reste difficile à tirer. L'observation pourrait s'expliquer par le fait qu'il y ait assez peu de TikTokers à Hong Kong –rien d'étonnant en soi à ce que les Hongkongais rejettent une application d'origine chinoise. Mais il n'est pas non plus impossible que le gouvernement contrôle la diffusion de ces images.
Après tout, il s'agit de l'un des risques lorsque «nous donnons notre attention à des divertissements gouvernés par des algorithmes, dont les propriétaires sont des organismes privés qui pourront toujours dire qu'ils ne font que nous donner ce que nous voulons voir», résume le New Yorker dans une passionante enquête sur le phénomène TikTok.
Question d'interprétation
Sur TikTok, les vidéos sont courtes et le peu d'informations qu'elles transmettent est surtout le résultat de reconstructions et de suppositions. Après tout, il n'existe aucun moyen de vérifier les faits.
Il en va de même pour la vague de vidéos sorties sur l'appli en août 2019, qui a mis la diaspora ouïghoure en ébullition. Des dizaines de clips similaires montraient une personne, à chaque fois différente, se tenant devant un mur avec une photo en fond. Cette personne faisait toujours le chiffre 4 de la main –un mot au double sens en Chine, puisque «quatre» se prononce de la même manière que «mort».
Clip 11: #Uyghur woman showing that her husband is in the camps, see thread for comments to this video.#SaveUyghur #CloseTheCamps pic.twitter.com/hW8RVrm6Bk
— Arslan Hidayat (@arslan_hidayat) August 19, 2019
«Je pense qu'il y avait un génie derrière –une ou deux personnes créatives ont commencé [le mouvement]», suppose l'activiste australo-ouïghour Arslan Hidayat dans Wired.
Toutes les vidéos se copiaient les unes les autres; aucun mot n'était prononcé, tandis que la même musique du répertoire de TikTok jouait en arrière-plan. «Les gens se sont rendu compte de ce qu'il se passait sans avoir à se rassembler ou à expliquer le concept, ajoute-t-il. C'était complètement codé, mais tous les Ouïghours ont compris ces vidéos.»