Il a du Queen à fond dans les oreilles, ne regarde son écran que d'un œil. Sur son ordinateur, une partie d'échecs, qu'Hikaru Nakamura retransmet aux milliers de spectateurs venus l'observer sur Twitch.
«On va aller là, puis ici, ici et ici.» L'Américain prédit les déplacements de son adversaire, programme ses six prochains coups, puis sirote tranquillement son café.
Freddie Mercury s'égosille «Show must go on» et, sans même toucher son clavier, Nakamura remporte son match sans feindre la moindre émotion, devant un auditoire virtuel médusé.
mdrrrrr il a preshot 6 moves à l'avance pic.twitter.com/2f8Gda7hXd
— bibi (@befreesh_) July 5, 2020
C'est que des parties pareilles, le grand maître en joue tous les jours. Sur Twitch, la principale plateforme de streaming au monde, il atteint régulièrement la barre des 10.000 viewers, qui se branchent tous les jours pour écouter les conseils de l'actuel n°18 mondial.
Ces audiences reflètent l'engouement inédit que suscitent les échecs actuellement: le noble jeu connaît une seconde jeunesse en ligne, propulsé par des influenceurs s'étant pris de passion pour lui, puis, plus récemment, le carton d'audience de la série Le Jeu de la dame (The Queen's Gambit) de Netflix. De quoi dépoussiérer un microcosme parfois réfractaire aux changements.
Échec et stream
Pour Nakamura, les débuts sur Twitch se sont faits en 2017. À l'image des échecs en général, il n'attire alors qu'une poignée de viewers fidèles au rendez-vous pour le voir jouer en ligne et prodiguer ses conseils.
La bascule s'opère au moment du premier confinement, lorsque Félix «xQc» Lengyel, alors l'un des plus gros streamers du monde (suspendu mi-novembre pour tricherie), le contacte pour s'améliorer au jeu. Leur première collaboration est un succès et, très vite, d'autres vidéastes de premier rang s'intéressent aux pions virtuels.
De ce premier flocon découle un immense effet boule de neige. En juin 2019, la catégorie échecs ne comptait que 2.500 viewers uniques par jour sur Twitch, pour 1,79 million d'heures regardées. Un an plus tard, 17.600 personnes s'y rendent quotidiennement, pour 12,6 millions d'heures de visionnage.
«Nous avions plusieurs gros streamers, comme xQc, Nate Hill ou Albert “Boxbox” Zheng enregistrés sur notre site, mais qui ne jouaient que très peu avant février», constate Nick Barton, directeur du développement de Chess.org, le principal site d'échecs en ligne.
«Lorsque la pandémie a commencé, la pression sociale voulait qu'on profite de cette période d'isolation pour s'améliorer intellectuellement. Certains ont appris à cuire du pain, à parler une nouvelle langue, et les streamers ont appris les échecs.»
«Un feu de joie géant»
«Il y a un feu de joie géant autour des échecs», s'enthousiasmait en septembre Marcus Graham, responsable du développement chez Twitch. Le phénomène a culminé lors des PogChamps tournaments, deux tournois organisés entre plusieurs des plus gros streamers américains (du 5 au 19 juin puis du 21 août au 6 septembre).
«Nous nous attendions à 30 millions de spectateurs uniques sur la totalité de l'événement, ce qui est déjà énorme pour une première édition. Au total, nous en avons eu 120 millions», s'étonne encore Nick Barton, qui coorganisait l'événement. «C'est devenu un phénomène de société, l'une des compétitions les plus regardées de tous les temps. C'était choquant, parce que le tournoi n'était même pas sérieux.»
Dans un écosystème aux tendances old school, ce succès interroge. «La principale raison de la réussite de PogChamps, c'est que ça a humanisé le jeu, complète Nick Barton. Les gens se reconnaissaient dans les joueurs, leurs erreurs, leurs frustrations derrière leurs écrans... Ça a mené à une vraie réflexion dans le monde des échecs.»
Une réflexion, et quelques réactions épidermiques. «Il y a eu des retours négatifs sur ces streamers qui s'essaient aux échecs et qui, évidemment, n'ont pas un niveau incroyable, déclarait Nakamura dans Kotaku. C'est le résultat de la culture des échecs, qui est présente depuis longtemps et qui baigne dans un grand prestige. Si d'autres tournois du genre sont organisés dans les prochains jours, je m'attends à une réaction négative de la part des joueurs élitistes, parce que tout le monde ne voit pas les choses comme moi.»
À l'inverse, beaucoup de joueurs de haut niveau, comme les grands maîtres américains Benjamin Finegold ou Daniel Naroditsky, ont adopté cette nouvelle pratique et se filment régulièrement en train de jouer.
L'avènement du streaming a aussi attiré l'attention de la FIDE, la Fédération internationale des échecs, qui organise les principales compétitions et en diffuse déjà sur sa chaîne Twitch officielle.
Des échecs à l'e-sport
Fort de ses 370.000 abonnés sur YouTube, Nakamura incarne ce nouveau visage des échecs. Dans sa description sur Twitch, le meilleur joueur en blitz (une variante rapide des échecs qui se jouent en dix minutes) au monde se décrit comme «un avocat pour la croissance des échecs».
Il a d'ailleurs récemment été enrôlé par Team SoloMid, l'une des plus grosses structures d'e-sport américaines, qu'il représentera désormais sur les tournois auxquels il participe.
La passerelle entre les compétitions de jeux vidéo et les échecs apparaît comme une évidence. Depuis longtemps, les deux pratiques, à la frontière du sport, sont comparées dans leurs méthodes d'entraînement, répétitives et algorithmiques.
«D'après nos retours, les joueurs d'Hearthstone et League of Legends progressent très vite dans le classement elo sur notre site, ce qui prouve qu'il y a des similarités dans les aptitudes demandées sur ces trois jeux, confirme Nick Barton. Si l'on veut faire grandir les échecs, il faut être malin et comprendre qui peut aimer le jeu: c'est le cas de ce public.»
«Pour nous Occidentaux, les échecs sont le jeu de stratégie ultime, simple mais presque sans défaut», avance Kevin «BlitzStream» Bordi pour expliquer l'amour naissant entre ces deux mondes. Premier streamer français d'échecs avec plus de 50.000 abonnés sur YouTube, il a vu la vague du streaming échiquéen grandir ces dernières semaines, notamment en France.
Grands maîtres bienveillants
«En plus du boost à l'international lorsque Nakamura s'est mis à streamer avec xQc, on a eu un premier engouement chez nous au moment du confinement, qui coïncidait avec le Tournoi des candidats.»
Sélection du challenger pour le championnat du monde d'échecs, la compétition a vu un tricolore, Maxime Vachier-Lagrave, briller. Cinquième joueur mondial, le Francilien était régulièrement invité sur la chaîne de BlitzStream pour parler de son avancée.
«En France, l'œil porté sur la pratique du streaming est très bienveillant, même par les joueurs de plus haut niveau. Maxime Vachier-Lagrave et Étienne Bacrot, deux de nos meilleurs représentants, viennent régulièrement sur mon stream. Les grands maîtres d'échecs voient très bien que cela permet de populariser les échecs, plus que les instances qui sont, elles, un peu dépassées.»
Dans la foulée de ce petit buzz, la scène Twitch française a suivi son modèle américain. Plusieurs streamers de premier rang, comme Andréas «Sardoche» Honnet ou Alexandre «Narkuss» Mege, habituellement connus pour leurs parties de League of Legends, se sont laissés emporter pour quelques jours par la vague des échecs, s'adonnant au roi des jeux entre deux parties d'autre chose.
Kevin Bordi a quant à lui été invité dans les émissions de Kamel «Kamet0» Kebir et d'«Étoiles» pour leur prodiguer des conseils. «Le concept a un peu moins pris qu'aux États-Unis, mais ça ne s'est pas joué à grand-chose et ça repartira peut-être plus tard», confesse-t-il. Cet ancien professeur d'échecs, présent sur YouTube depuis 2015, se réjouit tout de même de cette avancée.
À ses débuts, il rencontrait un accueil mitigé, ses reviews enflammées de matchs professionnels divisant la communauté. «Certains pensent que ce n'est pas normal de montrer les échecs comme ça, d'être toujours chaud, d'en rajouter des tonnes; que montrer les échecs en racontant une histoire, c'est de la profanation. Mais pour moi, les échecs c'est avant tout du partage avec les autres.» Un partage avec une audience plus large que jamais.