«Je ne peux pas trop te parler de mon travail car je me suis engagé au niveau contractuel pour ne pas donner trop de précisions.» Louis* est modérateur de contenu sensible chez un sous-traitant à Dublin. Il fait partie des 10.000 employées et employés dans le monde chargés de faire le ménage pour la plateforme de vidéo YouTube. Dans les bureaux, les règles sont sans équivoque: personne ne doit parler à la presse.
Petites mains et super-héros
Depuis quelques années, les modérateurs et modératrices sont très recherchées par les entreprises américaines, qui confient cette mission à des entreprises tierces. À Dublin, les sous-traitants comme les groupes Accenture et Cognizant ont récemment commencé à développer ce type de service.
Il faut faire preuve d’intuition. Notre job ne peut pas être réalisé par une machine.
Qu’ils s’appellent YouTube, Facebook ou encore Google, ces poids lourds sont soucieux de l’image qu’ils renvoient auprès des internautes. Mais il peut y avoir des ratés –parfois de véritables catastrophes, comme la gestion de l’attaque de Christchurch en Nouvelle Zélande vendredi 15 mars. Quelques jours plus tard, YouTube et Facebook sont pointés du doigt pour avoir diffusé la vidéo où l'on voyait en direct cinquante personnes tomber sous les tirs d'arme à feu.
Ce jour-là, le flux d’images est très intense pour Louis et ses collègues. Au quotidien, le jeune homme visionne une centaine de vidéos au contenu sensible. Comme un super-héros qui tente de protéger les internautes. «Je dois vérifier si les vidéos ne violent pas les normes de la politique décidée par la compagnie», explique-t-il en restant évasif. «Il y a une charte à respecter et ce travail demande un certain jugement humain. Il faut faire preuve d’intuition. Notre job ne peut pas être réalisé par une machine.»
Pour Louis, sa mission est loin d’être une tâche répétitive ou encore ennuyeuse. «Les vidéos doivent être soumises à l’interprétation. Prenons l’exemple d’un spectacle humoristique. Ce n’est pas parce que l’on entend un terme à connotation raciste que la vidéo doit être supprimée», raconte le jeune homme. La mission de Louis peut sembler simple en apparence. En apparence seulement. Terrorisme, pédopornographie ou encore accidents de la route, les vidéos visionnées peuvent contenir une charge émotionnelle très forte.
Soutien psychologique
Selon YouTube, «le bien-être de toutes les personnes impliquées dans ce travail est très important». Ainsi la multinationale tente d’armer au mieux ses employées et employés. Dans les bureaux de Louis, un soutien psychologique a été mis en place pour aider les modérateurs et modératrices à supporter la pression. «Chaque semaine, on a rendez-vous avec une spécialiste formée pour repérer les traumatismes. Elle vient faire un point par petit groupe. Par exemple, notre travail peut affecter notre vie de couple puisqu’on est parfois soumis à du contenu pornographique», raconte Louis.
Le jeune homme avoue que la psychologue se déplace plus régulièrement depuis la parution d’un article dénonçant les conditions de travail des modérateurs et modératrices sur le site américain The Verge en février 2019. Un papier largement relayé par la presse outre-Atlantique et repris dans le monde entier. «Après cet article, ils ont essayé d’améliorer le bien-être au sein de l’entreprise.»
Par exemple, des masseurs ainsi qu’une diététicienne ont été mis à la disposition des employées et salariés. «Quand on est soumis à beaucoup de stress, cela peut dérégler notre alimentation», souligne Louis. Pour certaines et certains, l’alimentation n’est pas la seule à subir des perturbations. Être exposé à des images violentes de façon quotidienne peut causer des troubles mentaux susceptibles d’affecter la vie privée.
Parfois tu penses que c’est une vidéo pour les enfants mais en fait tu te rends compte que c’est une tuerie.
Antoine* est chargé de noter les vidéos chez un sous-traitant de Google installé dans la capitale irlandaise. «On doit classer les vidéos en plusieurs catégories: celles qui sont pour enfants, adolescents ou encore pour les moins de 18 ans.» Le jeune homme doit visionner entre 120 et 140 vidéos par jour. «Parfois tu penses que c’est une vidéo pour les enfants mais en fait tu te rends compte que c’est une tuerie.»
Stress post-traumatique
Une fois chez lui, certaines images viennent le hanter jusque dans sa chambre. «La nuit tu peux sursauter. Souvent, des vidéos remontent à ma mémoire au moment où je commence à m’endormir. Il m’arrive de ressentir des décharges», se plaint Antoine. Il marque une pause avant de reprendre sur le ton de l’humour: «Comme je réveille ma copine, autant te dire que je dors souvent sur le canapé.» Conscient qu’il ne pourra pas faire cela tout sa vie, Antoine est actuellement à la recherche d’un nouvel emploi.
La modération de contenu sensible peut provoquer une dérégulation de notre système nerveux et changer notre vision du monde, nous rendre sur-vigilants et gâcher nos systèmes rationnels d'évaluation cérébrale.
Selon Veronica Walsh, psychologue à Dublin, cette mission pourrait développer un stress post traumatique (SSPT). «Nous associons généralement le SSPT à des vétérans de la guerre ou à des survivants d’un événement traumatisant brutal mais ce traumatisme peut se développer lorsqu’on est exposé pendant une longue période à des hormones de stress», explique la psychologue avant de reprendre: «Nous n’avons pas été conçus pour mijoter dans ce type d’hormones toute la journée sans que planent des menaces réelles.»
Les symptômes d’un stress post-traumatique incluent une anxiété aiguë, des réminiscences et des pensées intrusives. Ce type de travail peut aussi favoriser une hypervigilance comme l’explique Veronica Walsh. «La modération de contenu sensible peut provoquer une dérégulation de notre système nerveux et changer notre vision du monde, nous rendre survigilants et gâcher nos systèmes rationnels d'évaluation cérébrale», explique la spécialiste.
Maintenant je préfère voir une personne décapitée au sabre plutôt que quelqu’un qui se la fait découper au couteau.
Selon son expertise, les images sont stockées dans notre mémoire, en particulier lorsque le même type d’images est répété encore et encore. «Mais ce type de données extrêmement constantes a le potentiel d’influencer négativement la façon dont nous expliquons le monde», reprend-elle.
Accoutumance à l'horreur
Jusqu’à parfois nous rendre moins sensible. L’habitude de visionner de tels contenus peut normaliser la violence. À l’instar de Noémie*. Cette modératrice chez un sous-traitant pour YouTube avoue que son «degré de tolérance est plus élevé qu’avant». Noémie n’aurait pourtant jamais pensé tenir la première semaine et cela fait déjà plusieurs mois qu’elle occupe ce poste. «Maintenant je préfère voir une personne décapitée au sabre plutôt que quelqu’un qui se la fait découper au couteau», avoue-t-elle.
Sur la centaine de vidéos visionnées chaque jour, le contenu est aléatoire. «Parfois c’est pour ta pomme et tu ramasses du contenu dégueulasse toute la journée», explique-t-elle. Une fois Noémie a commencé à compter le nombre de personnes mortes vues dans une journée. «Mais c’était impossible, Quand on tombe sur des vidéos de l’Holocauste, tout de suite le nombre monte en flèche.» Noémie est à son bureau huit heures par jour, parmi lesquelles il faut compter trois heures de «bien-être», où les employés ont quartier libre. Un avantage qui ne parvient pas à compenser des conditions de travail «déplorables» selon la jeune femme.
Dans son équipe, les CDD se prolongent des années et les contrats permanents sont parfois accessibles au bout de quatre ans. «Nous ne bénéficions pas de jours maladie ou encore d’assurance maladie», ajoute-t-elle. En échange, Noémie gagne 24.800 euros par an et elle n’a pas connu d’augmentation de salaire en deux ans. «C’est plus mes conditions de travail que le contenu que je regarde qui me dérange. Globalement, on est bien moins bien lotis que ceux qui bossent chez Facebook», se plaint-elle avant de reprendre: «Beaucoup de collègues sont partis chez eux.»
Mais que l’on soit Indien, Allemande ou Français, le total sur la fiche de paie change. En effet, chaque équipe est composée en fonction des langues parlées. «Il y a des écarts de salaire énormes entre les langues», confie la jeune femme. Par exemple une Allemande sera mieux payé qu’un Français car c’est une langue plus rare, donc plus recherchée. «On parle de 5.000 euros d’écart dans l’année», explique Noémie avant de conclure: «C’est un métier facilement accessible pour un premier job à l’étranger alors ils en profitent. Ils te vendent du rêve puis tu te retrouves en bout de chaine.»
*Tous les prénoms ont été modifiés