«Depuis un certain temps, j'ai des symptômes de stress et de burn-out. Mon docteur et moi avons décidé que j'avais besoin d'un break et j'ai remis hier un certificat médical à Astralis [son équipe].» L'écriture de ce communiqué, publié sur Twitter le 19 mai, Lukas «Gla1ve» Rossander l'a décrite comme «la décision la plus difficile de sa vie».
Dans le milieu de l'e-sport, elle a fait l'effet d'une bombe: rien ne laissait présager le repos forcé du Danois, qui depuis deux ans écrase avec ses coéquipiers toutes les compétitions majeures sur son jeu de prédilection, Counter Strike: Global Offensive.
Pourtant, son cas est loin d'être isolé. Plages d'entraînement trop intensives, calendriers surchargés et pression de tous les instants: plus encore que le sport traditionnel, le cyberathlétisme est un milieu qui expose particulièrement ses membres à l'épuisement mental.
Alors que la compétition battait son plein, le joueur de 25 ans a rangé le clavier la veille d'un tournoi important, la Dreamhack Masters. Deux semaines plus tard, il a été imité par son coéquipier et compatriote, Andreas «Xyp9x» Højsleth, lui aussi mis au repos pour une durée indéterminée et pour les mêmes raisons.
Rythme effrené et retraites anticipées
Ces annonces coup sur coup ont remis le projecteur sur un mal latent dans le monde de l'e-sport et qui, loin de se limiter à l'arène de Counter Strike, touche peu ou prou tous les jeux vidéo compétitifs, où l'âge des gamers ne dépasse que très rarement la trentaine.
Après la finale des derniers Mondiaux de League of Legends, Luka «Perkz» Perkovic, star du jeu le plus regardé au monde, a fondu en larmes en déclarant qu'il voulait «simplement redevenir un humain à nouveau», après avoir passé deux mois à s'entraîner «douze heures par jour en moyenne».
Sur Overwatch, jeu de tir édité par Blizzard, les retraites anticipées se sont multipliées ces deux dernières années. La dernière en date concerne un Français: Damien «HyP» Souville, membre des Paris Eternal, qui a officialisé sa décision en avril.
— HyP (@HyP_ow) April 2, 2020
«Je ne me sentais plus très bien en Overwatch League [la ligue compétitive franchisée du jeu], à l'autre bout du monde, loin de ma famille… C'est beaucoup de pression au quotidien, décrit le jeune homme de 24 ans. Avec les horaires en décalé, quand tu rentres, ta copine dort parce qu'elle travaille le lendemain, donc tu peux à peine lui parler.»
Le confinement et le passage des tournois en salle à la compétition en ligne privée de public a contribué à son burn-out. «Ce qui me motivait à fond, c'était de jouer au Zénith de Paris [pour des matchs à domicile à partir du mois d'avril], d'y inviter ma famille», se remémore le Poitevin.
«Quand tout a été annulé, ça a été la goutte d'eau. J'ai perdu toute motivation et mon niveau a commencé à chuter. J'ai pris quelques jours pour me poser. J'ai appelé une psy. Le matin où j'étais censé revenir à l'entraînement, le simple fait de savoir que j'allais devoir jouer à Overwatch m'a rendu malade. Ça s'est conclu avec mon départ.»
Parmi les causes de ce trop-plein, Hyp cite une vie de couple mise à mal par les horaires décalés et des conditions d'entraînement particulièrement éprouvantes. «Quand j'étais à l'Overwatch League, j'avais un jour de repos par semaine. Et encore, c'était souvent un jour où on voyageait, rappelle-t-il. Derrière, on enchaînait avec six jours d'entraînement sur sept en allant au bureau à 10 heures pour y rester jusqu'à 23 heures…»
Pour ne rien arranger à son son mal-être, le jeune homme n'a pas pu bénéficier de spécialistes vers lesquel·les se tourner au sein de son équipe. «C'est censé être l'une des plus grosses ligues mondiales et, finalement, l'encadrement mental n'existe quasiment pas, regrette le joueur. J'ai eu le bon réflexe de contacter une spécialiste de mon propre chef. Mais si l'encadrement avait été meilleur, peut-être que je serais resté dans la ligue.»
Trois continents en une semaine
Si Overwatch présente au moins l'avantage d'avoir un calendrier établi comprenant des vacances, ce n'est pas nécessairement le cas des autres disciplines. Sur Counter Strike, les équipes sont à la merci des organisateurs de tournoi qui leur imposent parfois des plannings infernaux.
L'année dernière, certaines équipes ont été contraintes de jouer à New York puis à Malmö au cours de la même semaine, avec parfois des parties disputées le jour même du voyage.
Off to Malmo. Made our flight with 1 minute to spare, way too close bro. Tournaments need to communicate so this stuff doesn't happen. Teams are flying 2 hours after their grand final. Also sucks we didn't get a chance for fan signings.
— Ethan (@The_nahtE) September 30, 2019
«Départ de Malmö. On n'a eu qu'une minute à nous pendant le vol, c'est vraiment serré, frère. Les tournois doivent communiquer pour que ce genre de choses n'arrivent pas. Les équipes voyagent dans les deux heures qui suivent leur grand final. Ce qui craint aussi, c'est qu'on n'a pas eu ne serait-ce qu'une occasion de signer des autographes aux fans.»
«Les conditions d'entraînement et de compétition sont complexes. Tu es assis devant ton écran à sécréter des hormones, comme lorsque tu fais du sport, mais sans le soulagement physique, constate Mads Øland. Ce qui est sûr, c'est que les phénomènes de burn-out arrivent plus souvent dans l'e-sport que dans les sports traditionnels dans lesquels je travaille depuis trente ans.»
Cet ex-joueur de football professionnel danois a été nommé à la tête de la CSPPA, l'association de gamers professionnel·les de Counter Strike qui défend leurs droits, forte de ses nombreuses expériences syndicales.
D'ores et déjà, il s'est assuré que les joueurs et les joueuses bénéficient «de deux mois de break par an, un à l'été et un à Noël» et il s'est emparé de la question de la fatigue mentale. «Nous avons lancé une hotline pour aider les joueurs via des entretiens, décrit Øland. Dès que l'un d'entre eux est confronté à un problème, il peut nous appeler et nous essayons de le mettre en contact avec des psychologues indépendants.» Un service auquel les membres de l'équipe d'Astralis ont fait appel pour prendre leur break au printemps.
Préparation mentale
Les plus grosses structures commencent elles aussi à prendre cette problématique à bras-le-corps en s'entourant de pros. «Nous avons associé la préparation mentale à notre travail depuis de nombres années», argumente Fabien «Neo» Devide, fondateur et président de Vitality, le plus grand club d'e-sport français.
«En 2016, Red Bull, avec qui nous étions déjà en partenariat, nous a offert l'opportunité de collaborer avec un préparateur mental qui s'occupait de leurs athlètes. Ça nous a permis de mettre un premier pied dans la porte.»
Cette année, Vitality a franchi un nouveau palier en s'attachant les services de Pier Gauthier, qui s'est occupé de Gaël Monfils ou Sébastien Grosjean. «Sa disponibilité pour nos joueurs [la structure en compte une cinquantaine, répartie sur huit jeux différents] est totale, à n'importe quel moment et pour n'importe lequel d'entre eux», poursuit Neo.
«En parallèle, nous avons mis en place une cellule de performance, créée spécialement pour accompagner les joueurs et qui les aide également sur des questions de nutrition, de media training, etc.»
Un accompagnement quotidien mis au service de la création d'un «cercle vertueux». «Voir nos joueurs perdre parce qu'ils sont épuisés et qu'ils ne parviennent pas à s'épanouir au sein d'un projet, ça ne nous intéresse pas», conclut Fabien «Neo» Devide.
«La prise de position d'Astralis devrait faire accélérer les choses, mais il est dommage de devoir en arriver là, surtout lorsqu'on parle de la meilleure équipe au monde –peut-être même de tous les temps.» Un constat que les Danois, sortis du top 5 mondial pour la première fois depuis deux ans, partagent sans nul doute.