L'odeur de sainteté comme celle du sang, dans laquelle baignent plutôt Evgueni Prigojine et son Groupe Wagner de l'horreur, est comme le vent: les choses peuvent très vite tourner.
Il y a quelques semaines encore, une petite musique jouait, discrète mais audible: le «vendeur de hot-dogs devenu chef de guerre», membre du cercle le plus proche de Vladimir Poutine, semblait mener une grande offensive intestine et se placer sans subtilité pour lui succéder, au point d'être parfois surnommé le «nouveau maître du Kremlin».
Il pouvait compter sur le soutien plus ou moins affiché d'une large part des faucons les plus durs du Kremlin, dans l'armée russe ou d'autres chefs de guerre comme Ramzan Kadyrov –qui vient d'ailleurs de s'auto-attribuer la première médaille de héros de l'Ukraine qu'il a lui-même créée.
Il pouvait compter également sur le soutien des blogueurs militaires du pays, furieux commentateurs du patinage absolu que constitue l'invasion à grande échelle décidée par Vladimir Poutine, des tactiques et stratégies fatales des généraux et cadres en charge.
Valéri Guerassimov, chef d'état-major des forces armées russes et considéré comme l'un des prinpaux responsables de la calamiteuse première phase de la guerre contre l'Ukraine, ainsi que le ministre russe de la Défense, Sergueï Choïgou, pourtant l'un des plus vieux camarades et alliés de Vladimir Poutine, sont ses ennemis jurés –et il les affiche comme tels.
Les vents, il y a peu, étaient encore favorables à Evgueni Prigojine. La nomination en octobre 2022 de Sergueï Sourovikine, surnommé le «général Armaggedon» et qui a mis ses méthodes impitoyables et sa brutalité inhumaine en action en Syrie, allait dans le sens du patron de Wagner.
En pleine période de disette de victoires russes, après la vaste contre-offensive ukrainienne de la fin de l'été, les seules mais plutôt vagues bonnes nouvelles venaient de Soledar. La petite ville minière sans grand intérêt stratégique –mais pas sans intérêt économique pour Wagner– fut une victoire pour Prigojine et ses troupes, souvent des criminels sortis de prison pour aller mourir en Ukraine.
À Bakhmout aussi, où les mêmes vagues infinies de milliers de soldats sans formation ni soutien ni matériel ni encadrement sont envoyés s'empaler mortellement sur les défenses ukrainiennes, quitte à devoir marcher sur les cadavres de leurs camarades, le Groupe Wagner a pu revendiquer de minuscules victoires ou avancées, souvent contestées par l'ennemi, qui tient bon.
«Comme Icare»
Alors Evgueni Prigojine s'est peut-être vu trop haut, trop vite. «Il y a un risque qu'il finisse comme Icare», explique même sous couvert d'anonymat l'un de ses proches au Financial Times: trop proche du soleil, trop de lumière, et la chute peut vite arriver, d'autant plus quand la vieille garde russe se met en branle pour éliminer cette menaçante concurrence.
Pour Prigojine, les choses ont commencé à tourner au vinaigre quand Vladimir Poutine a décidé de démettre Sergueï «Armaggedon» Sourovikine pour le remplacer par son vieil ennemi Valéri Guerassimov. Le chef d'état-major reprenait les rênes de la guerre en Ukraine et retrouvait une grâce inespérée auprès du président russe, qui souhaitait sans doute rééquilibrer les choses et remettre Prigojine à sa place.
Alors Prigojine, qui n'a jamais été avare de tirades à l'acide contre les caciques du Kremlin et de l'armée russe, après la prise de Soledar déjà, a commencé à être de plus en plus violent dans ses récriminations. Il y a quelques jours était ainsi publié un document audio de plus de sept minutes dans lequel le patron du Groupe Wagner s'en prenait avec une violence inouïe aux responsables militaires et politiques russes, utilisant même le terme «trahison» à leur égard.
Bombshell audio recording indicates Prigozhin is unable to solve any issues with ammunition for Wagner.
— Dmitri (@wartranslated) February 20, 2023
This morning, Prigozhin's mouthpiece channel posted a 7-minute recording of him saying that he is forced to "apologise and obey" to get ammunition. pic.twitter.com/FjaQxVB9eu
Above: today's concert in Moscow Luzhniki stadium where Putin is scheduled to appear soon.
— Anton Gerashchenko (@Gerashchenko_en) February 22, 2023
Below: Prigozhin published a photo with bodies of Wagner mercenaries killed in one day. pic.twitter.com/VFQRs11FWc
Un peu plus tôt, il publiait une photo terrible de dizaines de corps de membres du Groupe Wagner, qu'il disait avoir été tués en vingt-quatre heures à cause du manque de soutien de la part de l'armée russe –selon certaines sources, sa milice pourrait avoir perdu plus de 30.000 hommes en Ukraine.
«Ce n'est qu'un seul des endroits où les corps sont entreposés, expliquait-il. Voici les types qui sont morts à cause de ce que l'on appelle la “disette d'obus”. Il devrait y en avoir cinq fois moins. Cinq fois. [...] Qui est responsable du fait qu'ils soient morts? Ceux qui auraient dû décider de nous fournir suffisamment de munitions sont responsables. L'ordre aurait dû venir de Guerassimov ou Choïgou. Aucun d'entre eux n'a voulu prendre de décision.»
Prigojine assure également lors de sa longue plainte qu'il existe une «opposition directe qui n'est rien de moins qu'une tentative de détruire Wagner», et que cette dernière «équivaut à de la haute trahison». Bref, ça chauffe dans les hautes sphères et le Groupe Wagner semble avoir perdu beaucoup de son poids politique, ce qui expliquerait le désespoir et la violence de tels propos de la part de Prigojine.
D'autant que ceux-ci sont beaucoup moins audibles qu'ils n'auraient pu l'être il y a encore quelques semaines. Selon le média russe Verstka, un plan aurait été mis en place pour que les médias russes officiels –voire les blogueurs militaires– ne reprennent pas les propos polémiques du patron de Wagner.
2/ According to the independent Russian news outlet Verstka, state media companies "have been banned from quoting statements by Yevgeny Prigozhin, the founder of the Wagner PMC, unless they relate to neutral topics".
— ChrisO_wiki (@ChrisO_wiki) February 24, 2023
Pire: selon Politico, le Groupe Wagner n'aurait plus le droit d'aller chercher sa chair à canon dans les prisons russes, comme ce fut le cas ces derniers mois. Il est même possible que ce qui reste de ses mercenaires en Ukraine soient placés sous les ordres plus directs de la Garde nationale russe.
Une manière de reprendre quelque peu le groupe en main, de punir son chef pour ses tirades enflammées et, peut-être, de mettre fin à ses désirs de gloire politique nationale. Ce qui ne l'empêchera pas de continuer à faire grandir son hydre partout où on l'appelle, comme en Afrique où il amasse de colossales fortunes.