Loin des yeux, mais localisé·es en permanence. | delfi de la Rua via Unsplash
Loin des yeux, mais localisé·es en permanence. | delfi de la Rua via Unsplash

Petites géolocalisations entre proches

Des millions de personnes à travers le monde utilisent ces outils intrusifs pour localiser leurs ami·es, leur famille ou conjoint·e. Pour se rassurer, et parfois se faire peur.

Juliette, 29 ans, est capable de dire en temps réel où se trouvent ses parents, son petit frère, son conjoint, sa meilleure amie et le mari de cette dernière. Pas besoin de leur demander: ils se partagent tous d'un commun accord leur géolocalisation, grâce à une fonctionnalité disponible sur les smartphones de la marque Apple, «Localiser».

Elle sait lorsqu'ils sont chez eux, au travail, à l'étranger ou dans le métro. Elle sait que si sa meilleure amie est en retard au restaurant, c'est parce qu'elle est encore chez elle à se préparer, que son frère est bien rentré de son week-end, ou que son petit ami sera rentré à l'appartement dans deux ou trois stations de métro.

Juliette est loin d'être la seule. Zenly, une application dédiée rachetée par Snapchat en 2017, revendique à elle seule «plusieurs millions d'utilisateurs». Lancée sur le marché il y a quatre ans, Zenly est l'une des plus utilisées mais doit composer avec une concurrence redoutable –Life360 ou GeoZilla ou les options offertes par Google et Facebook.

Michael Goldenstein, chargé du développement de Zenly, n'est pas étonné du succès de ces services. Pour lui, le fait de pouvoir localiser ses proches serait un «besoin humain universel», que nous partagerions tou·tes.

Des outils rassurants

La plupart des personnes que nous avons interrogé·es à ce propos avancent l'argument de la sécurité. Des femmes partagent une adresse ou une localisation avant un «date», au cas où elles se sentiraient en danger: un·e ami·e pourrait alors savoir où elles se trouvent et leur venir en aide.

Ça me permet d'arrêter d'emmerder mes proches parce que j'ai la trouille. Quand j'angoisse, je vérifie juste que tout va bien, qu'ils sont à un endroit logique.
Juliette, utilisatrice de Zenly

Juliette, qui se dit d'un naturel anxieux, géolocalise son petit ami qui n'est pas toujours des plus responsables ou rassurants lorsqu'il sort avec ses copains. «Il a tendance à ne plus écrire du tout à partir d'une certaine heure de la nuit, ou à envoyer des messages inquiétants comme “Oh lala, je fais du vélo bourré la nuit, pas très malin”», raconte-t-elle.

Un jour, alors qu'il était à New York, elle s'est tellement inquiétée pour lui qu'elle a passé la nuit sur Twitter à scruter les comptes des lignes de métro, pour voir si un accident grave de voyageur avait eu lieu.

Elle géolocalise son frère pour la même raison: lorsqu'ils vivaient ensemble, il suffisait qu'il ne soit pas rentré à l'heure prévue pour qu'elle imagine qu'il lui était arrivé quelque chose de grave. En les géolocalisant, elle sait au moins que si un problème survenait, elle saurait dire à la police où ils se trouvaient. «Ça me permet d'arrêter d'emmerder mes proches parce que j'ai la trouille. Quand j'angoisse, je vérifie juste que tout va bien, qu'ils sont à un endroit logique.»

Sarah sait qu'elle se servira de cet outil avec ses deux enfants (aujourd'hui en bas âge) quand ils seront plus grands, et qu'ils voudront commencer à sortir seuls. «Je l'utiliserai jusqu'à ce qu'ils me montrent que l'on peut avoir confiance, qu'ils rentrent bien à l'heure. C'est un peu la punition du XXIe siècle...»

Comme Juliette et le frère de cette dernière, elle utilise aussi la géolocalisation avec ses ami·es ou sa famille quand elle part en vacances, pour le côté pratique de l'outil. «On se donne notre localisation sur LinkedIn avec mon frère, comme ça on sait où les autres en sont. C'est plus pratique pour se retrouver et si on fait un trajet avec plusieurs voitures, ça évite d'avoir à se coller pour ne pas se perdre, donc c'est moins dangereux.»

Loin des yeux, près du smartphone

Pour certain·es, la géolocalisation fait désormais partie du quotidien. Elle n'est plus seulement un outil auquel on a recours de manière temporaire, quand on on s'inquiète ou pour des questions d'organisation.

Lorsque ses parents ont déménagé à Dubaï il y a quatre ans, Marie, 26 ans, a activé avec eux le partage de localisation. C'était une idée de son père, «pour se sentir plus proches». De temps en temps, elle regarde ce qu'ils font à près de 7.000 kilomètres d'elle. «Je le fais un peu machinalement, comme quand on actualise un fil Facebook», témoigne-t-elle.

Le mot “malsain” revient souvent. Alors que moi je m'en fous qu'il sache où je suis.
Marie, utilisatrice d'outils de géolocalisation

Elle a aussi tenté l'expérience avec son petit ami, avec qui elle a longtemps été en relation à distance. «Ça s'est fait assez naturellement, parce que je le faisais déjà avec mes parents, mes sœurs, mes parents… Ça nous donnait une impression de proximité.»

Le couple vit aujourd'hui ensemble à Paris, mais il n'a pas désactivé la géolocalisation pour autant. «C'est utile pour le quotidien, par exemple quand tu es déjà à l'appart, que tu veux savoir si l'autre est sur le trajet du retour et si tu peux commencer à préparer le repas.»

À ses côtés, son compagnon Édouard acquiesce. Il n'a visiblement rien à redire sur le procédé, qu'ils ont choisi d'utiliser d'un commun accord. «Je sais que parmi mes amis, personne ne porte un regard positif là-dessus, admet pourtant Marie. Le mot “malsain” revient souvent. Alors que moi je m'en fous qu'il sache où je suis.»

Définir l'excès

Marie entretient une relation saine avec Édouard. La jalousie ne fait pas partie de l'équation, et la géolocalisation n'a jamais, assurent-ils, servi à des fins de flicage. Même chose pour Juliette: elle ne géolocalise son petit ami que si elle a des raisons, selon elle, de s'inquiéter. «Je n'ai jamais, jamais utilisé la géolocalisation en me disant “Si ça se trouve, il est avec une meuf”», assure Juliette.

Toutes deux sont conscientes malgré tout des travers de ces outils. Dans une relation toxique ou violente, ils peuvent servir à exercer un contrôle sur le conjoint ou, plus souvent, la conjointe. Cela fait partie de ce que l'on appelle les cyberviolences conjugales.

Le centre spécialisé Hubertine Auclert a publié en 2018 un rapport, dans lequel il indique que neuf victimes de violences conjugales sur dix subiraient des cyberviolences. Le smartphone est l'outil le plus utilisé pour les exercer. Juste après viennent les réseaux sociaux, les e-mails, et le GPS, qui peut également servir à surveiller les trajets quotidiens d'une personne.

Ces violences peuvent passer par des logiciels espions, installés sur le téléphone de la victime à son insu, mais elles peuvent également être commises via des applications classiques. Certaines victimes se rendent compte, une fois qu'elles ont réussi à échapper aux mains de leur ex-conjoint·e, qu'il ou elle avait activé furtivement la fonctionnalité de localisation sur leur smartphone.

Dans un autre registre, Marie reconnaît qu'elle a parfois frôlé la limite du raisonnable. Un soir, elle s'est rendue compte que sa petite sœur était, à une heure tardive, dans un quartier parisien qu'elle ne fréquentait jamais.

Elle s'est mise à s'inquiéter, lourdement, avant de se reprendre. «En fait, elle était juste à une soirée chez des amis. Ça m'a aidée à réaliser qu'il ne fallait pas que j'abuse en regardant trop souvent où elle était.» Elle a aussi refusé les invitations à la géolocalisation d'une connaissance, dont elle estimait ne pas être suffisamment proche pour partager un si gros bout de sa vie privée. Cela l'aurait aussi empêchée, reconnaît-elle, d'inventer une excuse quand elle ne voudrait pas aller à une soirée avec elle.

Juliette, de son côté, s'est fait une grosse frayeur en 2019. Un jour où son père ne lui répondait pas, et ne semblait pas avoir quitté sa maison depuis trois jours, elle se souvient avoir envoyé sa mère, de laquelle il est divorcé mais vit encore à proximité, «pour vérifier qu'il n'avait pas fait de crise cardiaque».

Chez Zenly, les équipes ont créé un mode «fantôme» qui permet à chacun de disparaître temporairement de la circulation, ou de faire semblant d'être resté à un endroit fixe. Il est aussi possible de paramétrer son compte, explique Michael Goldenstein, pour «choisir le degré d'informations partagées avec certaines personnes ou toutes.»

La destinée des données personnelles

Martin, le frère de Juliette, semble davantage s'inquiéter pour l'utilisation de ses données personnelles –alors que Juliette s'en moque, estimant que «tant qu'elle n'est pas candidate aux municipales de Paris, sa localisation n'intéresse sûrement personne, à part les restaurants du coin».

Il ne s'en fait pas trop pour Apple, qui assure dans ses conditions d'utilisation ne pas partager ces données avec des tiers, les chiffrer entièrement et ne pas être en mesure de les lire.

En revanche, il se questionne lorsqu'il s'agit de Google et Facebook. Ce dernier peut utiliser la géolocalisation pour fournir des publicités plus adaptées aux utilisateurs. Il n'est cependant pas nécessaire de partager sa position avec un ami sur Messenger pour que cela soit le cas: la plateforme serait capable de savoir où vous êtes, même lorsque l'outil de géolocalisation est désactivé.

Le rachat de Zenly par Snapchat a aussi fait naître des craintes légitimes. L'application nous assure qu'elle ne vend aucune donnée personnelle à des tiers. Elle a en revanche mis à disposition son concept pour le réseau social –celles et ceux ayant activé cette option sur Snapchat sont géolocalisables, parfois de manière très précise, et publique.

Cela pose des questions de respect de la vie privée, et de sécurité (Twitter avait d'ailleurs fait en sorte que la localisation des tweets soit moins précise qu'avant, afin d'éviter d'éventuels abus), notamment lorsque des enfants sont concernés. Ces derniers ne semblent pas toujours mesurer les risques éventuels, et les usages qu'ils peuvent faire de ces outils sont parfois très différents de ceux que l'on observe chez les adultes.

Chez bon nombre d'adolescent·es, dont aucun n'a voulu répondre à nos questions, autoriser son petit ami ou sa petite amie à nous géolocaliser semble être un marqueur de confiance dans une relation. Sur Twitter, plusieurs s'offusquent du refus de leur conjoint·e, interprété comme le signe d'une possible tromperie.

Il y en a qui rêvent de la rencontre d'une personne qui les aimera tellement qu'elle leur permettra de la géolocaliser sans interruption. D'autres trouvent cette pratique simplement flippante.

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