«L'époque où nous nous perdions devrait être révolue. La navigation satellite est répandue et 80% de la population mondiale adulte devraient posséder un smartphone en 2020. Mais il n'est toujours pas évident pour les gens […] de trouver leur chemin.»
Le constat date de 2016. Il est émis par le consultant en communication satellite et navigation Roger McKinlay, dans un article d'opinion publié par la revue scientifique Nature.
Le consultant fait état d'une situation bien pire: «Nos capacités naturelles de navigation se détérioreront à mesure que nous utiliserons les outils intelligents.» Le navigateur GPS ne fait pas seulement disparaître la référence fixe des points cardinaux. Cette technologie appauvrit aussi notre sens de l'orientation.
Si la carte physique permet de savoir où l'on se trouve, surpassant de la sorte le GPS (acronyme que l'on utilise communément non pour parler du géopositionnement par satellite mais de la navigation qui s'appuie sur cette technique), c'est notamment une question d'usage, relève Sylvain Fleury, chercheur en ergonomie cognitive à l'École nationale supérieure d'arts et métiers (ENSAM). «Ce système s'utilise à la volée. On ne prépare pas son trajet et on n'envisage pas son déplacement en se représentant mentalement la carte de l'itinéraire que l'on va effectuer.»
Si vous avez déjà utilisé Google Maps pour vous diriger à pied dans les grandes villes, vous êtes au courant. Le smartphone en main, il vous est arrivé de commencer par marcher quelques pas dans un sens afin de vous situer IRL et pour vous assurer que vous vous déplaciez dans la bonne direction, celle du parcours en gras coloré sur l'écran.
«On ne sait pas dans quelle direction on regarde, abonde Valérie Gyselinck, directrice de recherches en psychologie cognitive à l'Institut français des sciences et technologies des transports, de l'aménagement et des réseaux (Ifsttar). C'est un problème d'alignement. La première difficulté qui se pose, c'est celle de caler notre position par rapport à celle qui est indiquée à l'écran.»
Performance passive
La disparité entre GPS et carte pour se repérer dans l'espace tient d'abord à notre engagement, que ce soit en amont ou durant la navigation. Car «le fait d'être actif et de générer de l'information a des effets bénéfiques, que la mémoire reconnaît», note la chercheuse de l'Ifsttar.
Avec le GPS, on démarre non seulement sans prêter attention au circuit que l'on va suivre mais, par la suite, «on est passif, on suit des instructions pas à pas», ajoute-t-elle. «Le GPS nous remet tous à égalité dans le sens où il ne sollicite quasiment pas la mémoire. C'est quelque chose de très immédiat», récapitule Sylvain Fleury.
Avec la carte, en revanche, à moins d’avoir un copilote, on a d’une part planifié son trajet mais on en alimente également peu à peu sa représentation mentale, ne serait-ce que parce que l’on prend activement des décisions directionnelles à des carrefours.
«C’est une succession de "decision points"», appuie le spécialiste d’ergonomie cognitive. On obtient une image mentale encore plus poussée que celle acquise lorsque l’on se déplace sans carte ni GPS mais à l’aide de points de repères visuels (par exemple, une devanture de telle couleur) et de mises à jour spontanées de son trajet dans sa tête à chaque virage.
«Le GPS nous remet tous à égalité dans le sens où il ne sollicite quasiment pas la mémoire.
Avec cette représentation graphique, en bout de course, on est capables de pointer du doigt l’endroit d’où l’on vient voire de revenir sur ses pas, mais aussi d’élaborer de nouveaux trajets sans avoir besoin d’arpenter maintes et maintes fois les alentours.
Survol
Pour se repérer, tout le monde est amené à rattacher la carte avec les éléments qui s'offrent au champ visuel. Ils permettent de se localiser ou bien de (re)trouver son chemin. «Cette coréférenciation, qui consiste à mettre en lien des informations qui se font mutuellement référence, nécessite des allers et retours visuels entre l'environnement et la carte.»
Si vous apercevez une église en face de vous, vous la chercherez sur la carte avant d'utiliser d'autres points de repères pour vous situer, tels que des espaces verts ou des noms de rue.
Avec la carte, on acquiert des connaissances liées aux points de repères et des connaissances “survol” plus larges sur l'environnement et similaires à une vue d'oiseau.
Ce travail cognitif permet de générer et de mettre à jour en temps réel une image mentale du trajet et de ses environs. «La carte se fait en nous sans arrêt, on en a une représentation interne», signale la géographe Colette Cauvin-Reymond, qui a longuement travaillé sur les représentations cognitives de l'espace et leurs projections cartographiques.
En pratique, lorsque l'on circule avec une carte, «on acquiert des connaissances liées aux points de repères, des connaissances “route”, liées au séquençage de l'itinéraire, et des connaissances “survol” plus larges sur l'environnement et similaires à une vue d'oiseau», détaille la chercheuse en psychologie cognitive Élise Grison, co-autrice avec Valérie Gyselinck de l'article «La cognition spatiale pour repenser les aides à la navigation».
Perte de l'image
Cette attention prêtée aux relations entre carte et environnement n'existe pas en cas de navigation GPS. Le guidage se fait parfois sans même avoir besoin de regarder l'écran ou alors, en cas d'ambiguïté sur l'instruction donnée («quelle droite?», «comment ça: tourner à gauche?»), d'un coup d'œil rapide pour identifier la bonne voie de circulation à emprunter.
«Mais on est toujours sur un traitement local, qui ne construit pas de représentation mentale du trajet, insiste Sylvain Fleury, qui a notamment coécrit l'article «GPS piéton: quels points de repères pour faciliter la navigation?». Éventuellement, si l'on repasse par le même endroit, on peut se souvenir qu'on a déjà emprunté cette route. Parce que notre cerveau a quand même traité l'info de manière cognitve. Mais cette opération ne nous donnera pas de représentation générale.»
Sur une carte, le cadre est fixé, une orientation est donnée. Sur un parcours GPS, le cadre est orienté en fonction de notre mouvement, il ne vaut que pour le bout de chemin que l'on suit.
En somme, si on n'y prête pas attention, on ne mémorisera pas l'itinéraire que l'on vient de parcourir (surtout si l'on s'est focalisé en priorité sur les commandes directionnelles) –et encore moins l'environnement qu'il y a autour.
Nous nous prenons comme cadre de référence au lieu de nous situer en fonction des points cardinaux. «Sur une carte, le cadre est fixé, une orientation est donnée. Sur un parcours GPS, le cadre est orienté en fonction de notre mouvement et il ne vaut que ponctuellement, pour le tronçon de chemin que l'on suit», complète Valérie Gyselinck.
Un «enchaînement de directions» impossibles à mettre en lien les unes avec les autres, par leur caractère séquentiel et l'absence de référentiel constant. «On se laisse guider et on perd ce qui est sur le chemin car nous n'y prêtons plus attention», renchérit sa consœur spécialiste de la cognition spatiale Élise Grison.
C'est pour cela que certaines personnes qui conduisent des taxis interrogées par Colette Cauvin-Reymond ont préféré arrêter d'utiliser le GPS dans la plupart des cas, car «elles perdaient l'image de la ville».
«Out of the loop»
«Quand on a les itinéraires, on n'a pas la carte. Cela engendre une perte de repère des lieux les uns par rapport aux autres, résume Colette Cauvin-Reymond. La notion de la ville surfacique disparaît et la représentation interne s'appauvrit.»
On sait où l'on va, mais pas où l'on est. Ainsi, lorsque l'on compare l'apprentissage de l'environnement spatial d'un quartier en demandant aux personnes qui s'y promènent de le redessiner à main levée, celle qui utilisent le guidage GPS se cantonnent au mieux à leur itinéraire, tandis que celles qui s'étaient appuyées sur une carte reproduisent leur trajet et des éléments de leur environnement qui leur permettent d'en construire de nouveaux.
Pas si étonnant, dès lors, que la promenade piétonne avec GPS nécessite en fait plus d'arrêts et qu'elle soit même plus lente que celle avec carte. Si l'on n'a pas idée de l'endroit où l'on se trouve et si l'on se sent dérouté, trouver sa route en milieu urbain le téléphone en main et des flèches sur l'écran ne sera pas forcément une tâche rondement menée.
Pour éviter ce syndrome de l'être humain «hors de la boucle» (de l'anglais «out of the loop»), c'est-à-dire totalement démuni si les assistances technologiques lui font défaut (plus encore lorsque l'on n'a plus de batterie), le consultant en navigation Roger McKinlay recommande que la lecture de carte soit une compétence élémentaire enseignée à l'école.
Des personnes impliquées dans la recherche commencent aussi à s'intéresser à la modification des outils d'aide à la navigation pour les rendre plus efficaces, afin qu'ils «donnent aux personnes les bonnes informations pour se déplacer tout en leur permettant d'acquérir des informations sur leur environnement qui seront nécessaires si elles ont besoin de s'orienter sans aide», indique Élise Grison.
Des points de repères pourraient être ajoutés à la navigation GPS (des magasins comme une boulangerie, les noms des rues) mais aussi d'autres plus globaux, comme la formule «dirigez-vous vers le centre-ville». De nouvelles fonctionnalités dont le but est de cesser de faire de cet outil censé nous faciliter le quotidien un suivi d'instructions qui revient à brouiller les cartes.