Notre déficit d'attention face à l'océan d'informations numériques n'est peut-être pas une si mauvaise nouvelle que cela. | David Clode via Unsplash
Notre déficit d'attention face à l'océan d'informations numériques n'est peut-être pas une si mauvaise nouvelle que cela. | David Clode via Unsplash

Internet réduit-il nos capacités intellectuelles?

Spécialistes de l'attention et «archéologues des média» tentent de répondre à l'épineuse question. Spoiler: c'est compliqué.

«Hier –me croira-t-on?– j'ai entendu pour la vingtième fois le chef-d'œuvre de Bizet. Une fois de plus, j'ai, avec un doux recueillement, persévéré jusqu'à la fin, une fois de plus, je n'ai pas pris la fuite. Cette victoire sur mon impatience me surprend [...] Rester assis cinq heures de suite: première étape de la sainteté!» Si Nietzsche avait un smartphone dans la poche, une Apple Watch au poignet, une tablette numérique et un laptop dans le sac; s'il avait aussi des comptes Instagram, Facebook, Twitter et WhatsApp, aurait-il surmonté cette épreuve d'attention et de patience dont il savoure l'exploit dans Le cas Wagner? Dans l'état actuel des choses, rien n'est moins sûr.

Les épineuses questions de l'attention et de la capacité de concentration des utilisateurs des média numériques font l'objet d'un intérêt considérable ces dernières années. Malgré les oppositions et controverses que suscite ce sujet entre spécialistes, ces derniers s'accordent néanmoins à admettre le diagnostic: l'utilisation des média numériques opère des transformations palpables du cerveau, ce qui n'est pas sans conséquences sur notre capacité d'attention, notamment quand il s'agit de lire un texte sur un support numérique.

Mais si en effet le constat fait quasi l'unanimité, les déductions et les conclusions qui en sont tirées bifurquent: plusieurs spécialistes, dont le plus célèbre est Nicholas Carr, auteur de Internet rend-il bête? Réapprendre à lire et à penser dans un monde fragmenté, alertent leur lectorat sur une «crise de l'attention», qui serait provoquée par l'interaction, à un rythme soutenu, avec les média numériques.

Face à cette conception jugée parfois alarmiste du phénomène, une nouvelle et ambitieuse discipline née dans les années 1980, l'«archéologie des média», propose une analyse plus ambivalente: oui les média numériques affectent notre attention, mais ils offrent en même temps nombre d'outils et de méthodes qui permettent de contrebalancer, voire d'annihiler cela.

Qu'est-ce que l'«archéologie des média»?

Encore mal connue et peu évoquée dans le débat public, l'archéologie des média se propose de faire remarquer les transformations provoquées par les média dans la société. Il est important en ce sens de noter que la discipline s'intitule archéologie des média et non des médias. De fait, le domaine de la discipline ne se limite pas aux médias de masse (télévision, cinéma, groupes de presse, etc.), mais l'élargit à tous les moyens de communication.

«Ce qui occupe les archéologues des média est de comprendre la logique interne des média techniques en tant que processus. Comment ces média naissent (ou émergent), et vivent, comment il meurent (ou deviennent obsolescents), comment ils produisent des motifs récurrents, comment ils interagissent avec les humains, comment ils interagissent entre eux et comment les humains interagissent entre eux par eux», explique Jussi Parikka, professeur de cultures technologiques et d'esthétique à l'université de Southampton, dans son ouvrage Qu'est-ce que l'archéologie des média?.

L'apparition de nouveaux média et techniques a toujours suscité des débats contrastés quant aux effets de ceux-ci sur le corps et l'esprit des usagers.
Mireille Berton, chercheuse et enseignante en histoire du cinéma

Ainsi, l'archéologie des média offre les connaissances historiques sur les précédentes révolutions médiatiques (naissance de la radio, de la télévision, du cinématographe, etc.) comme remède aux discours alarmistes qui les accompagnent systématiquement. Dans un ouvrage éclairant, Le corps nerveux des spectateurs, Mireille Berton, chercheuse et enseignante en histoire du cinéma à l'Université de Lausanne, a documenté les discours catastrophistes, tenus entre 1895 et 1910, qui ont accompagné l'invention du cinéma.

«L'apparition de nouveaux média et techniques a toujours suscité des débats contrastés quant aux effets de ceux-ci sur le corps et l'esprit des usagers. Téléphone, radio, cinéma, télévision, jeux vidéo, écrans numériques, etc. constituent autant de terrains où viennent s'affronter des points de vue contradictoires, tantôt technophiles, tantôt technophobes», nous précise-t-elle dans un entretien. Et d'ajouter: «La perspective historique nous permet de sortir de l'impasse du regard évaluatif ou moraliste qui stigmatise au lieu de comprendre les enjeux plus profonds qui sous-tendent ces discours souvent alarmistes».

Transformations cérébrales, lecture rapprochée et «hyperlecture»

Katherine Hayles, professeure de littérature à l'Université Duke et «archéologue des média», se consacre spécialement aux questions de l'attention liées au numérique. Dans son ouvrage Lire et penser en milieux numériques, son argumentation s'érige comme contre-discours aux thèses de Nicholas Carr. Elle dénonce le discours alarmiste de celui-ci, selon lequel les transformations dans les circuits neuronaux provoquées par les média numériques mettraient «en péril nos facultés de concentration, conduisant à une pensée superficielle, à une diminution de la capacité à comprendre des textes complexes et à un déclin général des capacités intellectuelles». En effet, dans son ouvrage, Nicholas Carr s'appuie sur une série d'études scientifiques qui témoignent de la distraction que subissent les utilisateurs du web, en particulier quand il s'agit de lire un texte.

Il faut souligner à ce sujet qu'on distingue généralement deux types de lecture: la lecture rapprochée, assimilée à la lecture sur un support imprimé et destinée à analyser un texte d'une manière approfondie, et l'hyperlecture, associée à la lecture sur le web, qui «regroupe l'écrémage, le repérage, la fragmentation, et la juxtaposition des textes».

Des expériences scientifiques, citées par Carr, démontrent que selon qu'on lit sur le web ou sur papier, le rapport au texte varie considérablement. Le chercheur danois Jakob Nielsen, par exemple, a proposé à des sujets la lecture d'un texte sous la surveillance d'un appareil de suivi oculaire qui enregistrait les mouvements de leurs yeux.

Résultat: «La recherche montre que les pages web sont lues habituellement selon un schéma en forme de F. Une personne lit les deux ou trois premières lignes de gauche à droite de la page mais, à mesure que l'œil se déplace vers le bas de l'écran, la distance qu'il balaie se rétrécit, et au moment où il arrive au bas de la page, il suit une ligne verticale qui longe la marge de gauche». Par cette expérience, Carr souhaite dénoncer le caractère superficiel de la lecture sur le web.

Leurs scanners différaient sensiblement de ceux d'un autre groupe, d'âge et de formation comparables, qui connaissaient bien le web.
Gary Small, psychiatre

Il est toutefois important de préciser qu'il serait simpliste d'adopter une vision diptyque entre, d'une part, la lecture rapprochée (sur papier) et, d'une autre part, l'hyperlecture (sur le web). Des scientifiques ont pu observer différentes strates au sein de l'hyperlecture elle-même. En effet, Nicholas Carr rapporte le résultat de cette enquête menée par Erping Zhu, coordinatrice de développement pédagogique à l'Université du Michigan, où l'on «a fait lire à des groupes de sujets le même texte en ligne mais en faisant varier le nombre de liens. À mesure que le nombre de liens augmentait, la compréhension déclinait, comme le mesurait le fait de devoir rédiger un résumé et de répondre à un ensemble de questions à choix multiples».

À ces deux exemples, on peut ajouter un troisième qui a ceci de pertinent qu'il démontre les transformations cérébrales qu'entraîne la lecture sur le web. Le psychiatre Gary Small a proposé des lectures sur écran à «trois volontaires âgés de 50 à 60 ans qui n'avaient jamais effectué de recherches sur Google». Il les a soumis à des tests avec des scanners du cerveau IRM. On a constaté que «leurs scanners différaient sensiblement de ceux d'un autre groupe, d'âge et de formation comparables, qui connaissaient bien le web». Après qu'ils ont effectué des recherches sur internet, à mesure d'une heure par jour pendant cinq jours, «les scanners ont montré des différences mesurables dans certaines aires du cerveau».

Bien qu'elle partage les inquiétudes de Carr quant à la baisse de l'attention en milieux numériques, Katherine Hayles exprime plusieurs critiques à l'égard des conditions de réalisation de ces expériences. Elle souligne, par exemple, le fait que «quand l'émetteur de radiofréquences [du scanner IRM] commence à battre, on a l'impression qu'un marteau-piqueur défonce le trottoir à côté de son oreille». Elle estime donc que «ce ne sont pas vraiment les conditions habituelles de la lecture sur internet».

Pour une réconciliation de la lecture rapprochée et de l'hyperlecture

Au-delà de cette critique exprimée à l'encontre des interprétations de Carr, Hayles porte sa propre thèse quant aux questions de lecture sur le web. Elle plaide pour une sorte de pluralisme de nos régimes d'attention.

Loin de les percevoir comme deux approches de lecture antagonistes, Katherine Hayles observe une complémentarité entre la lecture rapprochée et l'hyperlecture. Cette dernière, fort décriée par Carr, est considérée par Hayles comme utile, voire nécessaire, à la gestion et au traitement des quantités d'information considérables qu'offrent les média numériques.

Elle permet, par exemple, de «déterminer les pages intéressantes et les distinguer des pages peu ou pas pertinentes». Ce genre de lecture contribuerait donc au développement de ce que Hayles appelle une «hyper-attention», «utile pour alterner en souplesse entre différents flux d'information, saisir rapidement l'essentiel des matériaux et permettre de circuler rapidement à la fois dans les textes et entre eux».

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