Pétrir une pâte à pain à pleines mains, enfouir ses orteils dans le sable chaud, presser une balle anti-stress entre ses doigts… Certains gestes nous procurent une inexplicable satisfaction.
C'est sur ce créneau que surfent les vidéos «oddly satisfying», des séquences publiées sur Instagram ou YouTube montrant des matériaux du quotidien et des textures étranges se faire manipuler, presser, dissoudre, écraser ou lisser, pour le plus grand plaisir des internautes.
Singulière addiction
Loin d'être l'apanage d'une poignée de fétichistes, les vidéos de mixtures colorées étirées à l'infini, de bobines de fil sauvagement éventrées, de savons épluchés au couteau ou de sable cinétique découpé en parts égales connaissent un véritable succès sur les réseaux sociaux. En tout, plus de deux millions de publications leur sont même dédiées sur Instagram, portées par le hashtag #oddlysatisfying.
En tête de peloton de la tendance, le slime. Ce gloubi-boulga pâteux et malléable à base de colle et de colorant amuse aussi bien les petits que les YouTubeuses beauté, qui le confectionnent et le malaxent volontiers devant la caméra –si bien qu'il a été élu tendance n°1 de 2017 par Google.
C'est sur Reddit que le phénomène des vidéos satisfaisantes a trouvé ses premièr·es adeptes, dès 2010. Dix ans plus tard, l'engouement semble avoir atteint son apogée, et les comptes ou chaînes consacrées à ces étranges contenus comptent des millions d'abonné·es. Selon Instagram, il s'agirait d'ailleurs de la niche ayant connu la croissance la plus rapide en 2018.
Qu'elles rencontrent le succès parce qu'elles apportent une solution gratuite au stress ou parce qu'elles répondent au besoin de gratification instantanée des millennials, ces drôles de vidéos inondent la toile et hypnotisent les internautes.
S'il n'émerge massivement qu'aujourd'hui, le phénomène aurait toujours existé, indique Kevin Allocca, responsable de la culture et des tendances sur YouTube: «On commence à avoir une nomenclature autour de la tendance [...], ce qui nous a permis d'expliquer une chose que nous avions toujours vue et appréciée.»
Frisson relaxant
Mais pourquoi diable aime-t-on tant regarder un artiste mélanger uniformément de la peinture dans un bol? Et pourquoi se délecte-t-on de voir un buisson se faire tailler de manière parfaitement symétrique?
Les scientifiques ont étudié la question et avancé que ce type de vidéos provoquerait chez nous une réponse sensorielle autonome culminante –le fameux acronyme ASMR–, à l'origine d'un agréable frisson relaxant.
Le visionnage de contenus «oddly satisfying» engendrerait une réaction chimique similaire à celle qui se produit lorsque l'on a des relations sexuelles ou que l'on consomme des aliments sucrés. À quoi doit-on cette sensation parfois proche de l'état méditatif? À un mélange de dopamine, d'ocytocine et d'endorphine.
Consultées pour leurs vertus relaxantes, les vidéos satisfaisantes endossent le rôle de thérapies visuelles et s'offrent en havre de paix sur des plateformes pas toujours très tendres pour les personnalités anxieuses.
Les fans de la tendance ne recherchent pas que le grand frisson: l'esthétisme, le sentiment de perfection et la sensation d'un travail accompli sont eux aussi à l'origine de l'emballement pour ces vidéos.
Dans le magazine Discover, Nathaniel Scharping relève qu'elles semblent «exploiter une envie subconsciente envers ce que les psychologues appellent un sentiment de justesse» –la même impression qui nous envahit lorsque l'on met de l'ordre dans une pièce encombrée ou que l'on se décide à faire le tri dans une armoire pleine à craquer.
Si certain·es évoquent la symétrie et la répétition comme étant les principales raisons d'un tel attrait, Evan Malone, professeur de philosophie, soutient que ces contenus doivent leur popularité au fait qu'ils représentent des expériences quotidiennes banales sublimées de manière très cinématographique.
«Ces expériences étrangement satisfaisantes sont l'invasion de la cinématographie dans le quotidien, et elles nous rappellent ce que nous aimons dans l'art», écrit-il dans un court essai.
Les actions filmées n'ont d'autre utilité que de satisfaire le public, et dans cette quête de contentement et de distraction, les stimuli visuels s'érigent presque en œuvres d'art.
Défoulement par procuration
L'esthétisme et l'ordre, c'est bien beau. Mais à côté des gentilles mixtures manipulées avec douceur, les vidéos de presses hydrauliques réduisant des objets à néant enregistrent elles aussi des millions de vues. Comment expliquer que cette branche destructrice de la tendance récolte le même succès?
Les publications orchestrant la démolition d'objets en tout genre sont tellement appréciées qu'elles font l'objet de compilations dédiées. Des iPhones neufs s'y font exploser à grands coups de marteaux, des machines réduisent en poussière des boules de bowling et taillent dans le métal, des palettes de fards à paupière sont écorchées par des ongles acérés.
À en juger les réactions de l'auditoire, il y aurait quelque chose de tout aussi plaisant dans la destruction de l'ordre que dans son maintien –preuve s'il en faut que la fascination pour ces contenus n'est pas toujours à rechercher du côté de l'esthétique.
Emma Barratt, chercheuse en psychologie, voit dans l'attrait pour ces vidéos une certaine curiosité, un besoin profond d'apprendre comment tel matériau se comporte sous l'effet de telle action. «Obtenir cette information peut être ce qui est intrinsèquement satisfaisant», faisait-elle remarquer au New York Times.
Selon Anita Deak, chercheuse à l'université hongroise de Pécs, ces publications font appel à nos neurones miroirs, qui s'activent de la même manière lorsqu'on effectue une action et lorsqu'on l'observe. Autrement dit, regarder quelqu'un éclater des ballons ou détruire une pile de sable cinétique derrière notre écran provoquerait la même réponse neurologique que si l'on réalisait nous-même cette action.
L'empathie est telle que la dimension tactile et sensorielle des vidéos devient presque palpable pour le public. La tendance du «oddly satisfying» autoriserait en quelque sorte les internautes à se défouler par procuration, sans avoir besoin de bouger de leur chaise ou de démolir quoi que ce soit.