Dimanche 24 février 2019, 17 heures. La Lyon e-Sport touche à sa fin. Depuis le début du week-end, 672 gamers professionnel·les ou non s'affrontent lors de l'une des LAN les plus fréquentées de France.
Plus de 16.000 personnes en quête de beau jeu sillonnent les allées de l'évènement. Au programme, trois tournois orchestrés sur trois jeux: League of Legends (LoL), Fortnite et Rainbow Six: Siege.
Objectif New York
Du haut de son mètre quatre-vingt-huit, dans ce brouhaha qu'il connaît si bien, Romain Melaye domine la foule. Ici, presque personne ne le connaît sous son vrai nom. Barbe fournie, petite queue de cheval libérant le front, Samchaka –aussi appelé Sam– est le coach e-sportif des équipes Solary sur LoL et Fortnite.
L'entraîneur regarde attentivement le match de ses joueurs Duong «Kinstaar» Huyh et Corentin «Hunter» Tardif, qui affrontent quatre-vingt-dix-huit concurrents sur le Battle Royale Fortnite. Samchaka guide depuis plus d'un an quatre joueurs professionnels, âgés de 19 ans à 24 ans.
À la Lyon e-Sport. | Dorian Girard
La partie est retransmise en direct sur un écran géant, et chaque kill provoque les ovations des fans. En plus d'être joueurs professionnels, les «gars» de Sam sont des streameurs bien connus du public de la Lyon e-Sport.
«Kinstaar! Une photo!» Sous le regard amusé de Sam, des jeunes entre 6 et 25 ans s'arrachent l'attention des joueurs. Il y a encore un an et demi, Romain Melaye ne s'imaginait pas que des pros de l'e-sport puissent être autant suivi·es et sollicité·es dans les événements.
En choisissant Solary, le coach de 39 ans s'est lancé un nouveau défi: transformer des streameurs en gamers pros, et les faire gagner. Sa stratégie semble avoir fonctionné: ses deux duos Nikof–Airwaks et Kinstaar–Hunter ont respectivement fini deuxième et quatrième sur cinquante à la Lyon e-Sport.
Plus important encore, tous les joueurs de Solary se sont qualifiés pour la finale de la Coupe du monde de Fortnite, qui se déroulera du 26 au 28 juillet à New York. Sam est conscient que la partie est loin d'être terminée et que le plus dur reste à faire. Pourtant, il n'en démord pas: «Je veux être champion du monde sur Fortnite.»
Samchaka est l'un des coachs e-sportifs français les plus en vue, et également l'un des plus occupés. | François «Farohr» Le Mée
Contraintes du streaming
Solary est une équipe bien différente de celles qu'il a connues auparavant, dans sa carrière de coaching de haut niveau sur LoL. Après avoir sillonné l'Espagne et la Turquie, le voilà à Tours chez la web TV, dont l'activité principale n'est pas l'e-sport mais le streaming. Tous les jours, ses pros diffusent en direct sur Twitch leurs parties de LoL, Fortnite ou Hearthstone, suivies en moyenne par plus de 10.000 personnes.
Sam s'est retrouvé propulsé dans un univers qui lui était jusqu'ici inconnu: «Pour moi, Twitch, c'était un moyen de suivre les gros championnats de LoL. Tout ce qui était streaming, influenceurs, je ne savais même pas ce que c'était.» Le coach comprend vite qu'il va se heurter à des contraintes managériales, liées à la célébrité de ses joueurs et aux visées économiques de l'entreprise.
Comme toutes les web TV, Solary a mis en place un calendrier de streaming déterminant les horaires de chacun des employés de l'entreprise pour les deux canaux sur LoL et Fortnite. Corentin «Hunter» Tardif doit ainsi jouer à Fortnite de 15 heures à 18 heures.
Dans ce contexte, Sam se démène pour mettre en place un planning d'entraînements avec ses deux équipes, des moments essentiels pour répéter des stratégies, des mouvements techniques, travailler sur la communication et l'analyse des parties.
«Quand je coachais l'équipe LoL avant de me consacrer pleinement à Fortnite, je galérais à voir mes cinq joueurs en même temps et à les voir avant et après les entraînements», raconte-t-il.
Wakz, l'un des streameurs qui rapporte le plus d'audience, était par exemple indisponible pour les séances d'entraînement réservées aux parties contre les meilleures équipes. «La saison passée, ma journée, c'était du jeu avec l'équipe de 13 heures à 18 heures. Ensuite, j'avais le stream de 18 heures à 22 heures, et ma journée était finie. On n'avait pas de temps pour vraiment se poser et analyser les parties», regrette le joueur.
«C'est facile d'être vite grisé, de se sentir super fort… Mais il y a des joueurs qui vont voir plus facilement les insultes que les belles choses.»
Contrairement à ce à quoi Sam s'attendait, jouer toute la journée en streamant est loin d'être un avantage: «S'ils sont concentrés à regarder le chat et à répondre aux viewers, ce n'est pas du temps de jeu efficace.»
Pire, les joueurs de Sam sont sans cesse exposés, là où beaucoup de pros sont normalement protégé·es. «C'est facile d'être vite grisé, de se sentir super fort, les gens vont t'adorer, te suivre… Mais il y a des joueurs qui vont voir plus facilement les insultes que les belles choses», souligne-t-il.
Wakz, ancien d'Eclypsia, connaît parfaitement les avantages et les inconvénients d'une telle exposition. «Dans ton chat, il y a les gens qui te supportent et ceux qui viennent pour lâcher des insultes. Forcément, ça va avoir un impact sur toi», assure-t-il.
Ce n'est pas un détail: à haut niveau, le mental compte énormément, quel que soit le jeu. Récemment, Sam a fait le choix de laisser l'équipe LoL entre les mains de Caëlan, ancien joueur professionnel pour Solary, afin de se concentrer sur Fortnite. Sur ce jeu, la compétition s'organise principalement en solo ou en duo, dans des formats parfois très longs et nerveusement éprouvants.
Émotions et statistiques
Au fil des mois, la première Coupe du monde de l'histoire de Fortnite a commencé à sérieusement se profiler. Avant la grande finale organisée à New York fin juillet, les meilleurs joueurs de la planète ont eu dix semaines de qualification en ligne.
Les joueurs de Solary guettaient l'échéance depuis très longtemps. Pour Hunter, c'était «un accomplissement. Ça fait maintenant plus d'un an que je joue au jeu, que je participe à des compétitions».
À l'entraînement. | François «Farohr» Le Mée
Sam a dû travailler avec ses joueurs sur leur confiance en eux, de façon à éviter le plus possible les craquages pendant les parties décisives. Le coach s'intéresse aux émotions primordiales de ses pros, «afin qu'ils comprennent d'eux-mêmes s'ils marchent à la peur, à l'envie, à la colère… C'est cette émotion qui va les faire rentrer dans ce qu'on appelle la “zone”, un état dans lequel ils vont tout défoncer. Par exemple, Kinstaar marche à la peur: une fois qu'il est entré dans cette zone, il devient incroyablement bon».
Au-delà de la gestion du mental, Fortnite est un jeu où les chiffres ont une importance capitale. Depuis quelques mois, Sam travaille avec Alexandre «Derkaz» Klein, étudiant en sciences exactes et expérimentales à l'École normale supérieure de Lyon et passionné du Battle Royale d'Epic Games.
Le jeune homme analyse pour les joueurs de Solary des données stratégiques: les zones de la carte les plus intéressantes en matière de ressources, les armes les plus efficaces, les différents moyens de déplacement et leur localisation en fonction des mises à jour du jeu…
«Je vais calculer à partir de leurs anciennes parties les chances qu'ils ont de rencontrer une autre équipe et les chances qu'ils ont de l'éliminer, selon l'endroit de la carte où ils atterrissent, détaille Derkaz. Ensuite, on voit avec les joueurs comment ils peuvent s'en servir pour les déplacements.»
Au terme des dix semaines de qualifications entamées le 13 avril 2019, les quatre joueurs de Solary ont réussi à se distinguer. Kinstaar participera aux deux finales, en solo et en duo avec Hunter. Leurs coéquipiers Nikof et Airwaks joueront également la finale en duo.
Deux semaines avant l'événement fatidique, les joueurs, le coach et la régie de Solary ont déjà mis le cap sur New York. L'excitation monte, le moment des derniers réglages et entraînements est venu.
De son côté, Sam n'a jamais été aussi confiant: «Les joueurs ne sont plus trop stressés. Maintenant, ils savent ce qu'ils ont à faire.» Résultats dans quelques jours.