«L'acronyme que j'utilise le plus, c'est “lol”, depuis très longtemps», décrit Marie, 33 ans. Pour faire part de son amusement par messagerie instantanée, elle va aussi fréquemment opter pour les emojis suivants: 😄, 😂 et 🤣. «Il m'arrive aussi d'utiliser des GIF, avec une image d'une personne en train de rire. Ça devient très parlant et vivant, avec un effet comique en plus!»
Pour blaguer, signaler qu'une plaisanterie a été appréciée ou encore insister sur le ressort comique d'une situation par écrit, il y a le choix.
Pourtant, quand Marie ne fait pas qu'esquisser un sourire ou pouffer brièvement voire silencieusement mais s'esclaffe vraiment ou même se retrouve en plein fou rire au beau milieu d'un clavardage, elle l'exprime bien différemment: «Là, je vais le dire à mon interlocuteur, du genre: “Je ris tellement!”, “Je ris toute seule!” ou “J'en pleure de rire!”.» Idem pour Chloé*, 28 ans: «Perso, dans ce cas, je mets une phrase entière, comme “Non mais lol, tu m'as tuée” ou “Ahahahah j'en peux plus”.»
Ce retour à une formulation descriptive plus basique et classique malgré la profusion de signes prêts à l'emploi à disposition n'a rien de surprenant. Il s'inscrit pleinement dans les usages des écrits numériques.
Qu'il s'agisse des acronymes ou des emojis, des onomatopées ou des smileys, ces signes sont, apprend-on dans un article rédigé par les linguistes Marion Colas-Blaise et Pierre Halté, des gestes énonciatifs écrits. Autrement dit, en tant qu'équivalents «des gestes, mimiques et intonations de l'échange oral», ils viennent contextualiser le message écrit, apporter des informations complémentaires paraverbales.
Marie en a conscience et en fait cet usage. Si elle s'en sert, «c'est pour rendre la discussion plus vivante, faire comprendre ce qu['elle] ressen[t] sur l'instant, de manière facile et rapide. Ça parle tout de suite». Un 😄 est de suite associé à une humeur joyeuse, un grand sourire voire un éclat de rire.
Rapide mise en scène
Puisque l'on est dans une communication de proximité, où les échanges fusent au même titre que lors d'une conversation orale, on a l'impression que ces signes remplissent une fonction performative, comme si les scripteurs et scriptrices réalisaient cette action et rigolaient en l'énonçant, ajoute la doctorante en sciences du langage Chloé Léonardon.
Il ne faudrait toutefois pas s'y tromper. «Les gestes et mimiques à l'écrit […] entrent dans la construction d'un simulacre, d'un “faire comme si” la production de ces formules échappait à l'énonciateur», précisent Marion Colas-Blaise et Pierre Halté dans leur article.
«En général, on n'hésite pas à intensifier la mise en scène de son émotion, ce qui n'est pas possible en face-à-face.»
Entre :) et un véritable sourire, il y a un monde. Le premier est une représentation, l'autre une expression physique. Et Pierre Halté de compléter: «Produire une émoticône correspond à une mise en scène de l'émotion. Ce n'est pas directement le corps qui s'exprime. Il y a de l'émotion, qui est de l'ordre du symptôme, mais ce symptôme est intégré à un cadre linguistique, on le transforme en quelque sorte en matériel communicant.»
Ainsi, les messageries instantanées sont «une simulation de face-à-face à l'écrit, où l'on n'a pas accès à ce que vit vraiment l'autre» et où les interjections, acronymes, smileys et emojis agissent comme un costume ou un masque que l'on endosse afin de communiquer ses sentiments.
Communication hyperbolique
Cette théâtralisation émotionnelle écrite permet de «facilement détacher l'emoji de l'émotion réelle que l'on ressent», signale le maître de conférences en sciences du langage à l'université Paris-Descartes: «En général, on n'hésite pas à intensifier la mise en scène de son émotion, ce qui n'est pas possible en face-à-face.» IRL, si vous pleurez de rire, vous pleurez de rire, point. Lors d'échanges écrits, l'écart est possible… et même assez fréquent.
Pour être sûre d'être comprise, en quelques signes, avec doigté et célérité, Marie concède une utilisation emphatique: «Je suis consciente de ce que veut dire “lol”, mais c'est devenu comme une onomatopée…» Out loud n'est plus; dorénavant, on lole. Ça va plus vite dans les esprits.
«C'est une délexicalisation assez classique, explicite Pierre Halté. Au départ, les gens qui lisaient “lol” lisaient vraiment “laughing out loud”; aujourd'hui, quand on lit “lol”, les mots auxquels renvoyaient les initiales ne viennent plus à l'esprit. On passe d'un terme qui décrit quelqu'un en train de rire à une sorte de “cri parlé” et donc d'un sens descriptif à un sens monstratif.» Plus besoin de se narrer: l'acronyme s'est transformé en une interjection, qui peut être signe de cocasserie comme d'ironie.
Nouveaux standards
C'est pour cela qu'on y recourt un peu comme aux interjections «ahah», «haha», «hehe», «hihi», «huhu» ou aux emojis: à l'aide de ces lexèmes et icônes, on cherche à se donner à voir. Là encore, avec un penchant pour l'excès.
De base, Marie se sert ainsi de l'emoji 😄 quand elle sourit, alors qu'il s'agit d'un visage qui s'esclaffe, et elle choisit 🤣 quand elle trouve que c'est très drôle, alors qu'elle est loin de se tordre réellement de rire. «Souvent, mes emojis sont au-dessus de la réalité, je ne suis pas en train de pleurer de rire à chaque fois que j'utilise 😂. J'en rajoute, c'est devenu naturel.»
Pour Chloé Léonardon, cette «tendance à l'hyperbole», observée entre autres sur les réseaux sociaux, s'explique par le besoin de pallier le manque de données paraverbales, les mots ne suffisant pas toujours à transmettre à eux seuls notre intention: «On en fait des caisses pour que ça passe à l'écrit, rapidement et en peu de signes.» En exagérant et en forçant le trait, on s'assure que la communication écrite se fasse sans encombre et sans incompréhensions.
On va ainsi, pour appuyer son propos, passer en lettres capitales, écrire «loooooool» (et donc procéder à un «étirement vocalique», formule Pierre Halté) ou «ahahahah», multiplier les emojis. Et tout cela conduit, au fur et à mesure, à une banalisation de ces indicateurs, qui finit par leur ôter leur pouvoir symbolique et leur force monstrative.
«Comme les points d'exclamation, d'interrogation et de suspension, on peut combiner les émoticônes pour créer de nouvelles émotions, en mettre plusieurs d'affilée…
«Ces usages-là s'installent comme le standard d'émotion ressenti, glisse le chercheur, qui a notamment écrit l'ouvrage Les Émoticônes et les interjections dans le tchat. Les 15-25 ans produisent beaucoup de séquences répétitives d'emojis pour intensifier la mise en scène de leurs émotions, mais ça ne dit pas grand-chose sur la véritable intensité de ce qu'ils ressentent.»
Ponctuation expressive
Pour Chloé Léonardon, dont la thèse porte sur l'intégration syntaxique des émoticônes, c'est aussi parce que les emojis sont en train de se transformer en ponctèmes: si les faces jaunes et rondes visaient initialement à montrer peu ou prou la tête que l'on aurait faite en conversant oralement, elles servent de plus en plus à ponctuer ses propos et indiquer leur tonalité.
«Plutôt que de vraiment exprimer une action, les émoticônes se rapprochent de la ponctuation expressive, des points d'exclamation, d'interrogation et de suspension, expose-t-elle. Comme ces signes, on peut les combiner pour créer de nouvelles émotions, en mettre plusieurs d'affilée… Les emojis font partie de la construction syntaxique de nos phrases, ils y sont intégrés.»
Ces signes du rire restent «toujours associés à un affect positif», pointe son confrère Pierre Halté, mais leur sens se décale par rapport à ce qu'ils étaient censés représenter. On les associe à une valeur globale (celle de la plaisanterie, du comique), bien moins à la figuration du scripteur ou de la scriptrice. «De pictogrammes, peut-être sont-ils en train de devenir idéogrammes», avance le spécialiste.
Les internautes en tiennent compte et modifient leurs usages en fonction. «Je sais qu'en utilisant seulement les 😂 😂 😂, mon interlocuteur ne m'imagine pas vraiment en train de pleurer de rire», relate Marie. Voilà pourquoi elle est revenue à des phrases plus descriptives lorsqu'elle rit vraiment tout haut ou qu'elle n'arrive plus à s'arrêter de rire: «En l'écrivant comme ça, je signifie que c'est vraiment ma réaction.»
Une formulation qui, en soi, ne donne pas plus de garanties qu'un recours à d'innombrables emojis ou à un «looooool» interminable, mais à laquelle on va accorder du crédit, énonce Pierre Halté: «La communication linguistique repose sur un principe fondamental de coopération. On part toujours du principe que celui qui nous parle de telle ou telle façon le fait pour de bonnes raisons, qui vont dans le sens des objectifs de la conversation.»
À condition toutefois de trouver les bons mots pour rire, en sortant du champ des expressions figées et trop employées. Car celles-ci risquent fort d'être acronymisées, à l'instar de «jpp», se feront peut-être ensuite interjections voire signes de ponctuation et perdront, dans un cycle linguistique répété, leur puissance première.