Orwell ne l'avait sans doute pas vu venir, celui-ci. | Pisit Heng via Unsplash
Orwell ne l'avait sans doute pas vu venir, celui-ci. | Pisit Heng via Unsplash

Lexiconomy, le dictionnaire en ligne qui privatise le langage

Cet absurde projet permet à quiconque d’ajouter sa contribution, appelée «lemma», puis de la vendre ou de l’échanger sur une sorte de marché du signe.

Imaginez une dystopie dans laquelle la France décide de faire du langage un produit culturel soumis au droit d'auteur. Du jour au lendemain, la propriété intellectuelle de n'importe quel mot peut être sécurisée à la Sacem, et les ayants droit rémunérés à chaque usage public ou commercial du terme.

Dans le grand marché du vocabulaire, on imagine que des agences de publicité auraient tôt fait d'acheter la grande majorité du langage courant, tandis que les pouvoirs publics, incapables de lutter financièrement, sécuriseraient quelques grappes de termes symboliques et loueraient le reste au secteur privé.

Quid des polysémies, des argots, des emprunts aux langues étrangères? D'énormes querelles linguistico-légales auraient peut-être lieu entre les titulaires des droits et les pirates du vocabulaire, à la manière des industries musicale et cinématographique.

Dans la vie de tous les jours, les francophones développeraient des alternatives gratuites au langage sous copyright, pour rester sous les radars de la Hadopi. Bref, ce serait un désastre total.

Anti-open access

Et pourtant, pendant que nombre d'activistes du web se battent pour offrir un accès universel à l'information (le mouvement open access) via des plateformes de publication décentralisées, open source et basées sur la blockchain (l'architecture d'archivage des transactions qui soutient les cryptomonnaies), la plateforme Lexiconomy fait… tout l'inverse.

Le principe? Un dictionnaire «pour tous les langages, les peuples et les cultures». Soit. «Décentralisé», d'accord, et «économisé». Pardon? Oui, Lexiconomy privatise le langage.

Dans cet univers parallèle rendu possible grâce à la blockchain Ethereum, chaque entrée s'appelle un «lemma». Un lemma «peut être une simple lettre, une longue phrase ou une équation mathématique», voire une somme d'autres lemmas.

Vous touchez des royalties lorsque votre lemma est enregistré, mais aussi quand il est utilisé par d'autres personnes créant des lemmas. Tant que vous le déposez en premier, il est à vous.

Vous avez le pouvoir de rédiger sa définition, mais aussi de le vendre ou de l'échanger via n'importe quelle application compatible erc-71 (qui permet l'échange d'Ether). C'est vous qui fixez le prix de vente et de royalties, dans la plus grande des dérégulations.

Data capitalism

Le pool de nouveaux termes est ensuite mis aux enchères quotidiennement, mais seuls les vingt-cinq lemmas ayant fait l'objet des plus hautes enchères rejoignent la collection de Lexiconomy.

On imagine que ses créateurs veulent éviter de la spéculation sémantique équivalente aux patent trolls, qui verrait des individus déposer toutes les combinaisons de lettres possible, dans l'espoir qu'elles deviennent des mots à haute valeur ajoutée –une sorte de bibliothèque de Babel à but lucratif.

Vous roulez des yeux? Attendez, ça se complique: lorsque vous proposez une composition de lemmas, elle peut contenir des lemmas dits «publics», comme le mot «the» ou les signes de ponctuation. Leur prix est fixe, mais recalculé automatiquement après chaque nouvelle vente aux enchères.

Lexiconomy a inventé le CAC 40 des mots. Et prend au passage une commission de 4% sur chaque transaction, puisque rien n'est gratuit en ce bas monde.

Comment justifier pareille idée? Selon le manifeste de la plateforme, appliquer l'économie de marché au langage permettra de «capturer l'évolution du langage humain» et de créer «une API [une interface de programmation, ndlr] linguistique». Sur le forum Hacker News, les internautes hésitent entre circonspection et horreur, y voyant déjà une aubaine pour de futurs régimes totalitaires.

Orwell avait pourtant prévenu: le langage est l'outil fondamental du pouvoir. Contrôler les mots, c'est façonner la réalité. Leur fixer une valeur monétaire est une idée cauchemardesque, que même les pires hérauts du capitalisme de la donnée n'avaient pas encore osé mettre en place. Lexiconomy n'est pas un concept, c'est une abomination.

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