Dans «Il faut sauver le monde libre» (Plon), un plaidoyer pro-libéralisme, Mathieu Laine défend le modèle en nous montrant à quel point il aura permis à nos sociétés de gagner en niveau de vie. L'auteur s'inquiète de l'arrivée des mouvements interventionnistes et populistes qui nous conduiraient vers la catastrophe. Faut-il sauver le libéralisme pour préserver le monde libre? Une autre voie est-elle possible? Interview croisée de l'auteur libéral et de Guillaume Duval, rédacteur en chef d'Alternatives Économiques.
korii: Pourquoi le modèle libéral semble-t-il être le seul à pouvoir fonctionner aujourd'hui? D'ailleurs, fonctionne-il vraiment?
Mathieu Laine: Le primat de la liberté, encadré par des normes fortes –la responsabilité, la propriété, la protection de la personne, etc.– dont le respect doit être garanti par l'État de droit, est la voie que nous avons suivie avec succès depuis plusieurs siècles. Au lieu de lui tourner le dos, comme le voudraient d'un côté les anarchistes ou, de l'autre, les ultra-interventionnistes et les populistes, nous devons nous réconcilier avec ce qui, sans être parfait, a plutôt fait ses preuves. Ce modèle a permis aux êtres humains d'échanger, d'inventer, de créer, d'être incités à innover et de faire sauter les plafonds de verre que peuvent représenter les rentes créées par la force ou par l'État. Avant même la liberté économique, c'est la liberté politique qu'il faut aujourd'hui protéger car c'est elle qui est menacée. Si l'État pouvait, en plus d'assurer le respect de nos grands principes, soutenir les plus fragiles par des services de santé et d'éducation performants tout en garantissant la sécurité, il serait plus concentré et servirait mieux nos intérêts. La créativité dont notre monde en transition a besoin ne peut surgir que d'un surcroît de liberté.
Guillaume Duval: Le libéralisme fonctionne mal. En tout cas pour sa part économique. Nous vivons dans des sociétés où la division du travail est de plus en plus poussée. C'est pourquoi nos économies se fragilisent de plus en plus: elles ont besoin de toujours plus de «biens publics» pour pouvoir fonctionner correctement. Or ces biens publics –éducation, santé, sécurité, état de droit, environnement propre– on ne sait pas les produire autrement que par l'intervention publique. Dans tous les pays qui se développent on constate une hausse importante des dépenses publiques. A contrario, ce qui manque surtout aux autres c'est une action publique suffisamment forte et efficace. Avec leur obsession du recul de l'État et de la baisse des dépenses publiques les libéraux entravent en réalité le développement économique.
Dans son livre Mathieu Laine explique que la mondialisation, avec la libéralisation des échanges de marchandises et des flux de capitaux, a permis un recul spectaculaire de la pauvreté et des inégalités mondiales. Est-ce vraiment le cas?
G.D: Il est difficile de comparer des époques très différentes. Beaucoup de personnes sont en effet sorties de la grande pauvreté monétaire depuis quarante ans. Mais dans les années 1960, la plupart d'entre elles vivaient à la campagne dans des économies de villages, en dehors des circuits monétaires. Aujourd'hui les pauvres vivent dans des bidonvilles. Ils ont certes plus d'argent qu'avant mais ils en ont aussi besoin de beaucoup plus pour vivre, se nourrir, se loger, se vêtir… Sont-ils réellement plus riches qu'avant? Difficile à dire. D'autant qu'il y a cinquante ans, ils n'avaient encore accès ni à la télévision ni à internet. Dorénavant ils voient comment vivent les individus très riches dans les pays du Nord, combien ils gaspillent et à quel point ils se gavent. Bien que les inégalités de revenus aient diminué à l'échelle mondiale, elles sont aussi devenues plus insupportables.
La clé pour un avenir meilleur passe par un modèle dans lequel l'école offre l'égalité des chances à qui entend par son travail s'arracher à sa condition d'origine.
M.L: Je démontre, fort de données objectives, qu'il vaut mieux vivre aujourd'hui qu'hier. S'il est avéré que le nombre de riches a augmenté, il y a aussi infiniment moins de pauvres. Penser autrement en se plaignant de la consommation “imposée” (qui vous l'impose?) me semble une complainte malvenue. Il n'est plus à démontrer que la société dans son ensemble a énormément gagné en pouvoir d'achat relatif. Ses membres ont accès à des soins, à des formations et à des avancées technologiques majeures que seuls quelques privilégiés pouvaient s'offrir auparavant.
Mathieu Laine, vous vous inquiétez de la montée des partis populistes. Est-ce l'interventionnisme étatique qui a permis à ces mouvements de gagner des voix ou ont-il justement profité d'un terreau favorable créé par le modèle libéral?
M.L: Depuis le XIXe siècle, le déploiement de l'économie de marché a apporté la santé et la prospérité à des milliards de personnes sur terre. Depuis la fin des années 1970, l'État-providence s'est trouvé dans l'incapacité de se réformer, dépensant toujours plus pour des services qui ne parviennent pas sytématiquement à prendre en charge les plus fragiles. Lequel a le plus besoin d'être réformé? La clé pour un avenir meilleur ne passe ni par l'envie ni par la course aux impôts les plus redistributifs, mais par un modèle dans lequel l'école offre l'égalité des chances à qui entend par son travail, son talent et sa capacité à innover, s'arracher à sa condition d'origine. À l'inverse, le surcroît d'interventionnisme proposé par certains pourrait bien, comme par le passé, réveiller le monstre totalitaire.
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— Mathieu Laine (@mathieulaine) June 11, 2019
G.D: Ce constat n'est jamais agréable mais les gens se tournent vers des partis populistes parce qu'ils leur proposent des réponses sur des sujets que les partis de gouvernement n'abordent plus parce qu'ils sont devenus, à droite comme à gauche, favorables au libre-échange, à la baisse du coût du travail et des dépenses publiques. Comment voulez-vous ne pas être révolté quand les multinationales et les plus riches ne paient quasiment plus d'impôts, alors que les gens ordinaires se font licencier quand leur entreprise décide de délocaliser leur emploi dans des pays à bas coût, que les services publics se dégradent et que la protection sociale recule alors même qu'on leur demande de payer davantage d'impôts... Leurs réactions, qui vont du repli sur soi à la xénophobie, sont bien entendu inapropriées mais elles fonctionnent parce que les forces en place ont été jusqu'ici incapables de réguler la mondialisation.
Ce livre défend l'idée que nous devons gagner davantage de liberté. Prenons le cas du climat: peut-on inverser la tendance sans contraindre les États? Les prises de consciences individuelles sont-elle suffisantes?
M.L: L'alternative est assez simple. La première voie consiste à mettre en place les bonnes incitations. On peut à la fois taxer les pollueurs et baisser d'autres impôts pour encourager l'innovation tant que rien ne sera fait contre les inventeurs et les entreprises. La seconde voie, c'est celle qui consiste à confier à une poignée de gens le pouvoir de choisir de quoi notre avenir sera fait. Ce choix n'est pas rationnel: un tel groupe aura au moins autant de chance que le privé de se tromper. Leurs erreurs seront d'autant plus graves qu'elles auront des conséquences sur tout un pays. L'Histoire a démontré que lorsque l'on prétend mettre le peuple au pouvoir, ce n'est jamais lui qui s'y installe mais une bande de privilégiés qui n'hésitent pas à brider nos libertés pour le conserver. C'est en gardant cette idée à l'esprit que j'en appelle à sauver le monde libre.
Comment mettre un cadre en place dans un contexte où les lobbys les plus puissants sont favorables au statu quo qui nous a conduit dans le mur…
G.D: La réponse à la crise écologique est à coup sûr l'affaire centrale du XXIe siècle. Si nous tenons à préserver la planète, à l'avenir nous serons obligés de renoncer à certaines de nos libertés: celle de prendre l'avion sans compter, de consommer sans limite voire de faire le nombre d'enfants que l'on souhaite. Est-il nécessaire de sortir de l'économie de marché et de renoncer à la démocratie? Pas nécessairement. Si l'État impose un certain nombre de règles –des normes, des taxes pour les activités polluantes, des permis d'émissions, etc.–, les entreprises peuvent faire le nécessaire dans le cadre d'une économie de marché. La question est plutôt de savoir comment réussir à mettre ce cadre en place dans un contexte où les lobbys les plus puissants, parce qu'ils restent pour l'instant les plus riches, sont favorables au statu quo qui nous a conduit dans le mur…
Mathieu Laine est entrepreneur et professeur affilié à Sciences Po.
Il vient de publier «Il faut sauver le monde libre» (Plon)
Guillaume Duval est rédacteur en chef d'Alternatives Économiques.