Le rythme est effréné: près de dix messages par seconde. Un certain «Muffin trop cuit» interpelle sur le tchat Édouard Philippe, numéro un du gouvernement: «Monsieur le Premier ministre, Apex, Legend ou Fortnite?» Bienvenue dans le grand débat «spécial jeunes», sur Twitch —satellite de l'empire Amazon, la plateforme plébiscitée par les 18-34 ans est d’ordinaire utilisée par les gamers pour suivre des parties de jeux vidéo et les commenter en direct.
Mais ce 19 février, le gouvernement s’est associé avec les vidéastes HugoDécrypte et Accropolis pour y diffuser un long marathon politique de onze heures. De 9h à 20h, on nous promet un débathon avec plusieurs temps de débats et dix guest-stars ministérielles (Jean-Michel Blanquer, Emmanuelle Wargon, Brune Poirson, etc.) Le tout avec un tchat ouvert, en flux continu, retransmis sur un écran du plateau.
Deux mondes séparés
Streamer du politique, l’équipe d’Accropolis a l’habitude. Sur Twitch, ils commentent déjà les séances de l’Assemblée ou les actualités, au micro-casque et en reprenant les codes du gaming. Mais, cette fois, l’exercice emprunte aussi au style des émissions politiques de la bonne vieille télévision.
Quand le flux vidéo s’ouvre, à 9h du matin, 2.000 curieux se connectent. Le plateau est cosy. Sept animateurs, dont deux femmes, se présentent, installés dans des canapés. Sébastien Lecornu, secrétaire d’État et co-coordinateur du grand débat, arrive en chemise-cravate. Le contraste est saisissant entre la teneur des échanges, très polissés, et le medley de commentaires sur le tchat, mi-taquins, mi-incisifs.
Un tchat prolixe
Si les émissions politiques télévisuelles sont déjà largement commentées sur Twitter, Twitch permet de passer un cran au niveau de l’interactivité. En temps réel, tous les viewers peuvent échanger sur le même canal de discussion –pour le plus drôle et pour le pire.
Quand Jean-Michel Blanquer se fait attendre, on se demande «où est la blanquette de veau». On interpelle régulièrement les invitées et invités sur les «gilets jaunes», Benalla et le référendum d'initiative citoyenne (RIC), souvent à coup de GIFs animés. On moque le langage rétro et les supposés «bots d’En marche», qui orienteraient les discussions sur le stream.
Sur le plateau, les présentateurs animent des débats sur la fiscalité, l’écologie ou la démocratie, notamment, avec les ministres ad hoc et des panels de «jeunes», souvent jugés peu représentatifs. Sur le fil, on leur reproche leur looks «Neuilly-sur Seine», leur homogénéité sociale, le manque de femmes ou de représentations de la diversité. De temps en temps, des commentaires haineux sont aussi supprimés par une équipe de onze modérateurs et modératrices, parfois complètement dépassées par la quantité de messages –jusqu’à 8.000 personnes se connecteront simultanément.
Une marge de progrès pour l’interactivité
Lorsqu’une question sérieuse est posée, elle peut facilement se noyer au milieu des trolls, ou ne pas être traitée faute de temps. Ce qui donne l’impression un peu frustrante de regarder un débat dans la même position passive qu’à la télé. Régulièrement, Accropolis lance toutefois des sondages pour faire participer les spectateurs et spectatrices. Mais leurs formulations, très classiques, ne permettent pas vraiment aux streamers de donner leurs points de vue.
Les emprunts à l’univers du gaming apportent toutefois du souffle. Entre les débats, les animateurs débriefent dans l’«analysedesk», à la manière des commentateurs et commentatrices d’e-sport. Un dispositif qui servira sûrement à celles et ceux qui pourront y puiser l'inspiration pour créer de nouveaux codes de visionnage et de participation politique.
Reste un piège: Twitch a été racheté par Amazon en 2014, qui ne paie que très peu d’impôts en France. De temps à autres, des pubs d’Amazon Prime coupent d’ailleurs la discussion. La culture du trolling sera-t-elle exportée sur un Twitch français?