Cela a beau être le premier jour de beau temps de l’année, une petite foule –familiale et plutôt jeune– se presse à l’entrée de l’Atelier des lumières à Paris. Nullement fatigué d’avoir passé la semaine le nez collé à un écran, chacun sort son portefeuille puis pénètre dans l’ancienne fonderie afin de s’immerger dans l’œuvre numérisée de Vincent Van Gogh.
Il vous en coûtera 14,5 euros: c'est le prix du ticket pour admirer cette fameuse animation XXL qui en jettera plein la vue pendant une vingtaine de minutes. Projetée dans un espace de 3.300 mètres carrés, elle fait défiler tour à tour les chef-d’œuvres du peintre maudit. Ainsi, les paysans peints par l’artiste s’activent dans les champs, des fleurs virevoltent dans les airs, des détails de troncs tordus s’élargissent et se télescopent avec, comme musique de fond, Vivaldi ou Janis Joplin.
Présentation par Culturespaces de La Nuit étoilée, à l'Atelier des Lumières
Il s’agit de la seconde exposition immersive proposée par ce lieu ouvert en avril 2018 et géré par la société privée Cultureespaces. Déclinaison du concept de la Carrière des Lumières en Provence, l’Atelier des Lumières est le deuxième musée numérique en France.
Remplacer l'œuvre par sa copie numérique
Depuis une dizaine d’années déjà, les institutions culturelles traditionnelles ont fait du numérique un enjeu de développement. Elles numérisent un patrimoine alors accessible en ligne, recourent à des dispositifs de médiation ou proposent des expos composées de lignes de codes, comme l’Institut du Monde Arabe et le Grand Palais.
Mais ce qui est nouveau et que traduit la naissance de l’Atelier des Lumières, c’est l’émergence de lieux physiques culturels où tout contact avec une œuvre originale est remplacé par son image numérique ou un divertissement. Un pari qui peut susciter des réserves.
Dans le genre spectaculaire, le Mori Building Digital Art Museum a été inauguré en juin 2018 à Tokyo, à l’initiative du collectif d’artiste teamLab, qui proposait par ailleurs récemment une installation à la Villette. De son côté, Cultureespaces prévoit de décliner son concept «des Lumières» en Corée, aux États-Unis et à Montréal. La société ouvrira d’ailleurs d’ici 2020, son «Bassin des Lumières» à Bordeaux. Le prix des aménagements: 7 millions d’euros, soit 2 millions de moins que l’Atelier des Lumières.
Les musées numériques immersifs coûtent cher. Mais, si l'on en croit les chiffres de fréquentation, le jeu en vaut la chandelle. La première exposition «Gustav Klimt» à l’Atelier des Lumières a ainsi attiré plus d’un million de visiteurs et visiteuses en neuf mois, soit autant que le Grand Palais à Paris sur l’année 2018 et le triple du Centre Pompidou-Metz. Quant aux Carrières des Lumières en Provence, elles attirent chaque année environ 600.000 personnes.
Démocratisation ou esbrouffe?
Le succès de ces dispositifs a de quoi faire pâlir les puristes et les musées traditionnels. Le numérique aurait-il réussi à démocratiser l’art? Le public est plus jeune, familial et comporte des personnes qui ne mettent pas souvent les pieds au musée. Mais Culturespaces offre-t-il vraiment des expériences d’art?
Un artiste ne fait pas une œuvre dans un format précis par hasard. S’il a décidé de peindre un détail en tout petit, c’est pour une raison. Je ne crois pas que Van Gogh aurait aimé qu’on découpe, agrandisse et anime ses toiles.
Une visite à l’Atelier des Lumières a en effet le pouvoir de faire tomber à plat le fantasme d’une création de qualité fédérant les populations grâce au numérique. Les peintures aux couleurs ternies n’apparaissent jamais en taille réelle. Surtout, elles défilent à la vitesse de la lumière. Impossible de les apprécier: le visiteur ou la visiteuse ne peut qu’observer passivement un flux d’images évoquant vaguement Van Gogh. Et, bien sûr, prendre des photos: le lieu est une salle de shooting pour Instagram. Certaines et certains trouveront cela merveilleux, d’autres diront que c’est royalement kitsch.
Friedensreich Hundertwasser selon l'Atelier des lumières, lors de l'exposition «Gustav Klimt». | Cultureespaces
Le théoricien de l’art et des médias Bertrand Naivin appartient à la seconde catégorie. Il est très préoccupé par «ces manipulations numériques qu’on s’autorise par rapport aux œuvres». «Un artiste ne fait pas une œuvre dans un format précis par hasard. S’il a décidé de peindre un détail en tout petit, c’est pour une raison. Je ne crois pas que Van Gogh aurait aimé qu’on découpe, agrandisse et anime ses toiles.» Selon lui, le numérique a la faculté d’empêcher une rencontre véritable avec l’œuvre: «À trop vouloir augmenter l’œuvre, on l’appauvrit.»
Pourquoi ne pas avoir conçu une animation plus respectueuse? Les dispositifs de médiation, qui permettent de se familiariser avec la vie et l’œuvre de l’artiste, sont d’ailleurs quasi inexistants. Un spectacle de sons et lumières se fait passer pour une exposition, au risque de la remplacer dans l’esprit des visiteurs et visiteuses. L’art est l’affaire de toutes et tous mais appartient-il à tout le monde au point qu’on puisse le dénaturer sans apporter des éléments de contexte?
Voués à se démultiplier, les projets de ce type sont symptomatiques et, à l’heure où l’État se désengage, ils sont le symbole d’une logique de privatisation et de marchandisation excessive.
Il ne faut pas opposer art, pédagogie et divertissement. Tout dépend de la réalisation.
Culture et commerce ne sont pourtant pas incompatibles. Mais, sous prétexte de rendre l’art plus accessible, ce dernier est vidé de son contenu émotionnel et critique. Une altération qui repose sur le principe que pour le partager, il faudrait le transfigurer et le «simplifier». D’autant plus que Cultureespaces gère près de treize établissements culturels en France, dont le musée Jaquemart-André ou le Musée Maillol.
Au média Blooloop, le créateur de Culturespace Bruno Monnier affirmait: «Le mariage de l'art et du numérique est, à mon avis, l'avenir de la diffusion de l'art parmi les générations futures.» (Sic) Bien vrai, sauf que les nouvelles pratiques numériques ne sont pas destinées à défigurer les œuvres d’art.
Elles pourraient au contraire devenir le seuil d’une rencontre future avec une œuvre physique. Comme le souligne le directeur en charge du numérique à la RMN-Grand Palais Roei Amit: «Il ne faut pas opposer art, pédagogie et divertissement. Tout dépend de la réalisation.»
Les Micro-Folies, ou la culture chez vous
Le dispositif proposé par les Micro-Folies, lui, est radicalement différent. Partie prenante du plan du ministère de la Culture, «Culture près de chez vous», ces coopératives sont à la fois des espaces de vie, des fablabs et des musées numériques. Expérimentées à Paris à la Villette, elles sont destinées à irriguer les territoires éloignés de la culture et relancer les centres-villes.
Le fait d’avoir vu les œuvres, de savoir à quel étage et sur quel mur se trouve la Joconde, ça change tout. Ça brise le sentiment que les musées ne sont pas pour vous.
Dans chaque Micro-Folie, un écran géant projette une animation sur les œuvres des collections nationales. Le visiteur ou la visiteuse peut les consulter et trouver des textes informatifs grâce aux dizaines de tablettes numériques mises à disposition. L’enjeu: l’appropriation du patrimoine. Des jeux sont proposés aux enfants et des animations peuvent être créées par chacune et chacun à partir des œuvres disponibles.
«Nous prétendons montrer des copies d’œuvres et les médiateurs présents sur place expliquent bien qu’il faut aller les voir en vrai. C’est évident, les images donnent envie», explique le directeur de la Villette Didier Fusillier, qui pilote le projet. «Passer la porte du musée, c’est le plus dur. Le fait d’avoir vu les œuvres, de savoir à quel étage et sur quel mur se trouve la Joconde, ça change tout. Ça brise le sentiment que les musées ne sont pas pour vous.»
Présentation par la Villette du projet des Micro-Folies.
Financées par l’État et destinées surtout aux jeunes publics, les premières Micro-Folies (dont le coût unitaire est raisonnablement de 15.000 euros) connaissent un vrai succès public –une vingtaine de ces structures ont déjà vu le jour, et pas moins de 200 devraient ouvrir cette année.
Bercé par un petit solutionnisme technologique, le parti pris politique est clair: le numérique sera le levier de la démocratisation. Mais son pouvoir n’est-il pas surestimé? Pourquoi ne pas avoir plutôt intensifié les partenariats entre les écoles et les musées pour susciter davantage de rencontres physiques?
«Dénaturer une œuvre pour la rendre accessible n’est pas nécessaire», selon Bertrand Naivin, qui codirige avec Pauline Escande-Gauquié un livre collectif sur la vie numérique, à paraître en septembre prochain chez Dunod. «L’écran s’infiltre partout et provoque de nombreux problèmes d’attention en même temps qu’il parasite notre relation au réel. Je pense que le risque est grand d’enfermer les élèves dans une culture du tout-numérique.»
Même si les effets des Micro-Folies demeurent incertains, d’après Didier Fusilier, 596 maires seraient intéressés par le projet. Il demeure en tout cas que les Micro-Folies sauront, plus que les expériences immersives instagrammables, réduire les inégalités en s’implantant dans des territoires ciblés.