Un peu d'acide et de second degré versés sur un microcosme tech au nombrilisme insupportable, aux disruptions débiles, aux déclarations fates et absconses: c'est, chaque semaine depuis 2017, ce que proposent les «5 minutes à perdre» de la newsletter de Tech Trash.
Cet esprit, faussement bête et pas du tout méchant, bien au contraire très acéré et informé, Lauren Boudard et Dan Geiselhart l'ont insufflé dans leur livre, Les Possédés, sous-titré «Comment la nouvelle oligarchie de la tech a pris le contrôle de nos vies» et publié dans la collection Vox' des Éditions Arkhê.
Drôlement écrit, parfaitement rythmé et d'une grande richesse, il prend la tech et nos usages à revers, explore les contradictions, les méthodes écrasantes, les mégalomanies galopantes, les anecdotes zinzins, l'envers souvent peu reluisant du monde 2.0, le bullshit en ligne de mire et la réflexion au bout du chemin.
À l'occasion de la parution des Possédés, Lauren Boudard et Dan Geiselhart ont bien voulu répondre à nos questions.
Pouvez-vous nous raconter la genèse du collectif Tech Trash, principalement connu pour sa newsletter?
Lauren Boudard: Nous sommes un petit groupe de personnes qui travaillent ou ont travaillé dans le monde de la tech et des start-ups. Le fait d'avoir le nez dedans, et en même temps de ne pas voir émerger de voix critique et drôle, ça nous a un peu frustré. On s'est dit qu'il y avait un truc à faire. Fin 2017, on a donc décidé de lancer notre newsletter.
Dan Geiselhart: C'est parti de là: on voyait tous ces gens se prendre très au sérieux, on s'est dit qu'il fallait, d'une façon ou d'une autre, se foutre de leur gueule. Il nous semble qu'en France, on a été parmi les premiers à incarner ce ton, ce regard critique et drôle à la fois.
Comment définiriez-vous votre vision de ce petit monde?
L.B. : À l'image de notre baseline: «bête et méchant».
D.G. : Même si, dans un sens, nous ne sommes ni bêtes, ni méchants. Nous essayons d'être un minimum intelligents et nous ne faisons pas les choses par méchanceté, par volonté de blesser, comme on peut le voir sur Twitter. Même quand on se moque de certaines personnes, on le fait plutôt gentiment, ce n'est pas vindicatif.
L.B. : L'inspiration, c'est Coluche, ou le Canard Enchaîné. Avec la «noix d'honneur», ce sont eux qui ont inventé la «bullshit quote».
On a fait beaucoup d'événements tech, des salons pour présenter les start-ups françaises. Il y avait toujours une nuée de boîtes, la poubelle connectée, le cube lumineux connecté, des trucs «powered by AI»: au bout d'un moment, tu n'en peux plus.
Vous étiez lassés de ce dont vous étiez témoins?
L. B. : On a fait beaucoup d'événements tech, des salons pour présenter les start-ups françaises. Il y avait toujours une nuée de boîtes, la poubelle connectée, le cube lumineux connecté, des trucs «powered by AI»: au bout d'un moment, tu n'en peux plus. Les perspectives sont en train de se renverser. Le discours «start-up nation» cristallise beaucoup de dégoût, voire de haine.
D. G. : On est arrivé avant ce renversement, et c'est plutôt cool. J'imagine qu'au début, beaucoup se disaient «Mais qu'est-ce qu'ils racontent, ces zozos-là? Ils sont à côté de la plaque, c'est génial la tech et l'innovation!» Mais comme la vision change, on profite de cette vague. L'année dernière, on a eu des milliers d'inscrits à la newsletter, on est en à bientôt 30.000 abonnés.
L.B. : De l'hypercroissance! (rires)
La mascotte de la newsletter hebdomadaire de Tech Trash.
Vous faites œuvre d'utilité publique…
L.B. : Je ne sais pas, mais il y a un côté exutoire, cathartique.
D.G. : À la fin de la newsletter, on détourne Beaumarchais: «Sans la liberté de trasher, il n'est point d'éloge flatteur». Il y a deux ou trois ans, tout le monde disait que tout était génial. Mais dans ce cas, si tout est génial, plus rien n'a de sens. Utilité publique, je n'irai pas jusque-là, mais en disant que certains trucs sont nuls, on valorise ce qui est bien.
Quelle idée aviez-vous en tête, pour Les Possédés?
L.B. : C'est la continuité du projet Tech Trash. On a essayé de faire quelque chose d'un peu léger. Le but n'était pas de faire une charge anti-GAFA, de crier que la tech, c'est le mal. On voulait écrire quelque chose d'un peu drôle, mais qui nous interroge sur notre relation avec ces outils qu'on utilise tous au quotidien. On le fait sans se poser de question, alors qu'on sait que derrière existent des problématiques de vie privée, d'exploitation des travailleurs indépendants… Il existe beaucoup de livres sur le thème mais ce sont souvent des livres assez académiques, un peu lourds, théoriques, difficiles. Notre but était de s'inscrire dans cette lignée-là, mais de le faire de manière plus légère, plus accessible.
D.G. : Avec la newsletter, on a développé un ton, qu'on a voulu essayer de conserver avec Les Possédés.
Il y a aussi cette idée de dissonance cognitive: on est nombreux à utiliser Deliveroo ou Amazon, tout en sachant ce qu'il y a derrière.
Comment avez-vous construit le livre?
L.B. : C'est plein de petites histoires, de petits trucs qui nous font marrer ou qu'on trouve bizarres, mais qui racontent la grande histoire. On se place vraiment du côté des utilisateurs: qu'est-ce que l'arrivée de ces nombreux services a changé dans notre quotidien? Qu'est-ce qu'on peut faire pour que ça se passe mieux?
D.G. : Il y a aussi cette idée de dissonance cognitive: on est nombreux à utiliser Deliveroo ou Amazon, tout en sachant ce qu'il y a derrière.
L.B. : C'est la tyrannie de la commodité. C'est tellement simple, on s'habitue tellement vite à ce que tout soit facile qu'on devient volontairement aveugle à ce que ça implique. Après, on peut boycotter Deliveroo ou Amazon –du moins son versant commercial parce que presque tout est hébergé sur AWS–, ce n'est pas forcément compliqué. En revanche, boycotter Facebook, WhatsApp ou Google, c'est beaucoup plus difficile. Google, parce qu'une très grande partie de nos vies numériques dépendent d'eux. Facebook, parce que c'est devenu une part intégrante de notre vie sociale, donc de notre vie tout court, WhatsApp, parce qu'on est nombreux à communiquer avec nos familles par ce biais: on ne peut pas se déconnecter de tout ça.
D.G. : On y a réfléchi, mais on n'a pas voulu donner de conseils. C'est trop simple de critiquer les gens: ce sont aux boîtes de changer, au politique de jouer son rôle. On n'a pas de solution miracle. On veut juste montrer qu'il y a matière à réfléchir. On le fait en se moquant, parce que ça mène à la réflexion.
La couverture du livre, signée Simon Landrein.
Quel serait le positif à tirer de tout ceci?
L.B. : Le positif, c'est que les gens commencent à comprendre que tout n'est pas positif. On le voit avec la taxe GAFA, tout le monde se dit qu'il est anormal que des grandes firmes ne paient pas leurs impôts. On sort d'une période de fascination béate, où tout était génial –François Hollande en train de serrer la pince au patron de Google Eric Schmidt, la France était disruptive. Mais là, les questionnements arrivent. Il y a cinq ans, dans la presse, les articles étaient consacrés au bonheur de travailler chez Google, avec les toboggans d'entreprise et la bouffe gratuite.
D.G. : Il y a même eu une petite vague de papiers qui demandaient si Mark Zuckerberg n'était pas un possible prochain président américain. Aujourd'hui, il aurait plus de mal –bien que rien ne soit impossible aux États-Unis.
Qui serait, selon vous, la pire tête à claque du milieu de la tech?
D.G. : On a un peu nos têtes de Turc. Il y a Loïc Le Meur, un vieux de la vieille, il a fondé Le Web, il a participé à la campagne de Sarkozy…
L.B. : Tête à claques, je ne sais pas, mais caricature oui. Un Français qui vit dans la Silicon Valley, qui parle en franglais, qui fait du kitesurf, qui médite, qui a quitté les réseaux sociaux et s'est mis en scène sur les réseaux sociaux en train de quitter les réseaux sociaux –la totale.
Y a-t-il au contraire des gens que vous admirez?
D.G. : On admire le travail d'Antonio Casilli, ou encore de la Quadrature du Net. C'est génial, ce qu'ils font.
L.B. : La Quadrature, on a l'impression qu'ils sont une armée mais ils ne sont qu'une poignée, à porter des projets incroyables, très importants. Ils ont un discours hyper pédagogique, clair. Ils ont compris certaines choses bien avant tout le monde.
Ce qui est intéressant, chez Niel, c'est la façon dont il a réécrit sa propre histoire. Si tu regardes dans les médias, c'est toujours le Robin des Bois, le trublion, le pirate. Ou le sulfureux: même ça, ça le sert, ça lui donne un côté méchant dans James Bond.
Imaginons que Xavier Niel vienne à la soirée de lancement de votre livre, que lui dites-vous?
D.G. : On en parle, dans le bouquin. Ce qui est intéressant, chez Niel, c'est la façon dont il a réécrit sa propre histoire. Si tu regardes dans les médias, c'est toujours le Robin des Bois, le trublion, le pirate. Ou le sulfureux: même ça, ça le sert, ça lui donne un côté méchant dans James Bond. Aujourd'hui, son histoire, c'est ça –mais personne ne dit que c'est juste un industriel, un patron de boîte. Il y a même une biographie, qui s'appelle La voie du pirate, et qui est très complaisante.
L.B. : Ça suit la tendance de glamourification des entrepreneurs, qui soudainement atteignent le même statut que des stars hollywoodiennes. Comme Richard Branson, comme Steve Jobs. Steve Jobs est présenté comme le génie qui a inventé l'iPhone, mais l'iPhone n'existerait pas sans tout ce qui a été inventé bien avant lui, dans les universités ou par l'armée américaine.
D.G. : Les patrons de la tech se sont tellement mis en scène qu'on les considère comme des rock stars. Ça a façonné le monde de la tech d'aujourd'hui, et ça rend les marques beaucoup plus attractives. Et comme les rock stars, les patrons de la Tech ont même un look bien à eux, un code vestimentaire.
L.B. : Niel, c'est la chemise blanche un peu ouverte, la gomina. Il se met en scène comme Steve Jobs, et du coup il se fait appeler le «Steve Jobs français»: pour lui, c'est le jackpot. Cette mise en scène de soi nous intéresse beaucoup, on a essayé de l'analyser dans Les Possédés.
Mis à part le vôtre bien entendu, quels livre conseilleriez-vous sur ces questions?
L.B. : Cathy O'Neil, Weapons of Math Destruction, c'est très bien. Il y a En attendant les robots de Casilli, bien sûr.
D.G. : Ce n'est pas tout jeune mais je citerais No Logo de Naomi Klein, qui parle notamment de la manière dont les marques et les patrons se sont construits. C'est une référence. Il y a Pour tout résoudre, cliquez ici d'Evgeny Morozov, qui est très intéressant parce qu'il a été l'un des premiers livres «anti» à paraître, en 2013 pour sa version originale. Il a conceptualisé l'idée de «solutionnisme technologique», qu'il a été l'un des premiers à critiquer, de manière un peu drôle.
L.B. : C'est quelque chose qui nous parle beaucoup, cette foi invétérée dans la technologie. Notamment sur le plan écologique. On ferme les yeux en se disant «Ça va le faire, ça va le faire, on va trouver la solution magique!» On compte sur la capture du carbone, on invente des filets qui retirent le plastique des océans. On est abreuvé de ces histoires un peu feel-good, «Un jeune adolescent norvégien a inventé une technique révolutionnaire pour nettoyer les océans»… D'un côté on a le discours collapsologue, de l'autre il y a ces choses béates d'optimisme, on ne sait plus sur quel pied danser.