Lorsqu'on demande à Evan Ratliff s'il se souvient du jour le plus mémorable de son enquête, il répond sans hésiter: «J'étais aux Philippines, sur la piste du meurtre non élucidé de Catherine Lee, une agent immobilier apparemment sans histoire. Alors que l'on quittait le lieu où avait été retrouvé son corps, le policier qui m'escortait m'a tendu le dossier de l'enquête. En parcourant les photos et les notes des enquêteurs, j'ai été frappé de voir que quelques mois plus tôt, un agent spécial du DEA de Los Angeles [le service de police en charge de la lutte contre le trafic de stupéfiants, ndlr] s'était rendu lui aussi sur la scène de crime que je venais à peine de quitter. À ce moment, j'ai compris qu'il se tramait quelque chose d'important et que j'étais sur la bonne voie».
La piste que l'agent du DEA et Evan Ratliff tentent de remonter mène à Paul Le Roux, un criminel dont on sait alors peu de choses: «Son nom avait fuité dans un article du New York Times en 2014, mais apparemment son arrestation remontait à 2012… Lorsque je commence mon enquête, Le Roux n'est encore qu'un fantôme».
Pourquoi Evan Ratliff a-t-il décidé de se mettre en quête d'un tel mystère? «J'ai tout de suite été séduit par le côté extraordinaire du personnage.» Durant les cinq années qui vont suivre, le journaliste tente de recomposer le puzzle, pièce par pièce: «J'ai parcouru le monde entier, des Philippines au Brésil, en passant par Israël, New York. J'ai rencontré des centaines de personnes, d'anciens collaborateurs de Le Roux, des membres du DEA en activité ou à la retraite et j'ai parlé avec de nombreux enquêteurs». Il l'avoue lui-même, son travail sur le criminel finit par tourner à «l'obsession».
Le Roux, un «troll» avant l'heure
Paul Le Roux naît en 1972 à Bulawayo, une ville de Rhodésie (le Zimbabwe actuel). Suite à l'arrivée de Robert Mugabe au pouvoir, la famille déménage en Afrique du Sud, où son père dirige une entreprise minière, ce qui leur assure une aisance financière. Le Roux reçoit son premier ordinateur des mains de son paternel et n'en décroche plus.
Hormis cette passion pour l'informatique, son enfance est plutôt commune, ce qui pour le journaliste n'est pas sans rappeler celles de Bill Gates ou Mark Zuckerberg. À 30 ans, Le Roux apprend pourtant une nouvelle qui le bouleverse: il a été adopté. Une source interrogée par Evan Ratliff et qui se fait appeler Lulu raconte qu'à ce moment-là, «son monde s'écroule». Une rumeur court à propos de sa mère biologique, qui aurait été mariée à un grand sénateur américain, mais pour l'heure cela relève de la seule spéculation.
Le livre d'Evan Ratliff consacré à Paul Le Roux, publié aux éditions Random House.
Sur le net, Le Roux se fait d'abord remarquer pour les messages injurieux et les commentaires racistes qu'il écrit sur son Australie d'adoption (il s'y installe en 1995 avec sa femme Michelle). Si le terme n'existait pas à l'époque, Ratliff confirme qu'à bien des égards Le Roux serait aujourd'hui considéré comme un troll.
Il réalise son premier «coup de maître» en 1997 avec la création du logiciel de chiffrement E4M (Encryption for the masses) qui permet à ses utilisateurs et utilisatrices d'encoder un document en temps réel et de le sauvegarder sur un disque virtuel crypté accessible depuis leur ordinateur. Sept ans plus tard est lancé TrueCrypt, qui se base sur le code d'E4M, sans que l'on sache avec certitude si Le Roux en est le créateur. Longtemps considéré comme le meilleur logiciel de chiffrement au monde, TrueCrypt comptait Edward Snowden parmi ses usagers les plus célèbres et aurait, entre autres, été utilisé par le groupe État islamique.
Un businessman sulfureux
Attiré par l'appât du gain, Le Roux qui traverse une période de difficultés financières se lance, au début des années 2000, dans la vente illégale de médicaments –notamment d'antidouleurs avec RX limited, l'entreprise qu'il a créée.
Le système, reposant sur la collaboration de pharmaciens et de médecins américains, est assez simple: les clients remplissent un formulaire en ligne où ils renseignent leurs antécédents médicaux et leurs symptômes, choisissent le médicament de leur choix et paient par carte bancaire.
Un docteur rédige ensuite une ordonnance. Il ne reste plus qu'à se rendre chez l'une des pharmacies du «réseau Le Roux» pour obtenir les médicaments. Pour Evan Ratliff, il s'agit là de «son coup de génie». «Ce réseau, il l'a créé et façonné de bout en bout. Il n'a jamais fabriqué aucun médicament, il a juste construit une structure virtuelle qui permettait en un clic de générer des centaines de milliers d'ordonnances. Le volume était colossal.»
Des tueurs à son service
Le Roux ne s'intéresse pas seulement au marché pharmaceutique. À mesure que son activité criminelle se diversifie, son empire s'étend: deal de cocaïne et de méthamphétamines à grande échelle avec la Colombie, trafic d'or et d'armes en Afrique, exploitation forestière au Vanuatu, blanchiment d'argent... Il aurait même eu le projet un peu fou de former une milice en Somalie afin d'envahir les Maldives et d'y installer sa base. Au cours de ses activités, il multiplie les sociétés-écrans et les noms d'emprunt. Ses revenus illicites sont estimés à quelque 250 millions de dollars par an.
Durant toutes ces années, il n'est jamais inquiété par la police. Son escalade dans la violence, elle, se poursuit. Quand les choses ne tournent pas comme prévu, il n'hésite plus à faire verser le sang de ses adversaires. Pour cette sombre besogne, il peut compter sur les lieutenants de sa garde rapprochée, constituée principalement d'anciens soldats. Evan Ratliff nous explique que si Le Roux a pu recruter, en nombre, chez des ex de l'armée, c'est que le contexte géopolitique s'y prêtait. «Avec les guerres d'Irak et d'Afghanistan s'est créé un réservoir international de mercenaires qui, lorsque les troupes ont commencé à être moins nombreuses, se sont mis à chercher du boulot.»
«The Mastermind»
Paul Le Roux paye bien ses collaborateurs. Mais les impressionne-t-il? D'après Ratliff, oui, principalement par «sa créativité et son intellect». «Au sein de son organisation et chez les enquêteurs, on le surnommait “The Mastermind”, ce qui lui va tout à fait. C'est d'ailleurs pour cela que j'ai donné ce titre à mon livre. Il ne faut pas oublier que cet empire criminel sort tout entier de l'esprit de Le Roux, qui pilote les affaires depuis son ordinateur portable, à distance dans sa maison de Manille. L'organisation, c'était lui!» Le Roux est «si intelligent qu'il en devenait intimidant».
Physiquement cependant, il ne semble pas en imposer. Son autre surnom est d'ailleurs «The Fat Man». Sur les rares photos qu'on a de lui, Le Roux apparaît en effet bedonnant, le visage joufflu et le sourire en coin.
Un nouveau genre de criminel
Si aujourd'hui de nombreux criminels ont adopté la technologie (récemment, c'est le hacking des téléphones chiffrés d'El Chapo par le FBI qui a aidé à sa capture), le cas de Le Roux est unique en son genre. Pour Ratliff, «c'est un programmeur qui sait construire un réseau opérationnel, devenant ainsi le modèle d'un nouveau genre de criminel».
Sa logique d'expansion est toujours à l'affût d'un “big deal”, à l'instar d'une entreprise qui décide de se diversifier pour s'assurer des revenus
À bien des égards, Le Roux ne ressemble pas au baron de la drogue traditionnel, du moins au stéréotype que nous en avons: «Il est extrêmement atypique. En règle générale, il y a un cartel avec une hiérarchie structurée qui fait tourner un business bien précis: cocaïne, amphétamines, etc. Celui de Le Roux est mondialisé, sans véritable structure, il avance de deal en deal...».
Evan Ratliff va encore plus loin en rapprochant l'empire de Le Roux du business model des start-ups. «En vérité, on n'est pas si loin de la start-up moderne. Pas besoin d'avoir beaucoup de personnel pour faire marcher l'affaire. De la même manière qu'Uber embauche ses chauffeurs, Le Roux passe des contrats à l'extérieur. Sa logique d'expansion est toujours à l'affût d'un “big deal”, à l'instar d'une entreprise qui décide de se diversifier pour s'assurer des revenus.»
Mais Le Roux ne ressemble pas non plus au cybercriminel classique. Le journaliste, qui a beaucoup écrit sur le sujet, tient à le souligner. «Je pense vraiment que le cas de Le Roux est unique et qu'il dépasse le cadre de la cybercriminalité. Si tout est décidé sur un ordinateur, ses deals et ses meurtres se déroulent bien dans un monde de chair et d'os.»
Un dernier deal avec... la police!
Le Roux est arrêté en 2012 au Liberia. Toujours d'après Ratliff, «les autorités craignaient beaucoup une arrestation aux Philippines, car il y avait distribué beaucoup de pots-de-vin». L'accord de négociation de peine qu'il signe avec le DEA va soulever de nombreuses critiques, au sein même de la police. Si ce n'est pas inhabituel aux États-Unis, d'ordinaire on propose ce genre de contrat aux «petits» pour mieux attraper les gros. «Chose encore plus étonnante, nous dit Ratliff, Le Roux a coopéré dès sa montée dans l'avion. Au moment où l'appareil se pose sur le sol américain, le deal est déjà signé.»
Sa famille est placée sous protection et ses informations conduiront à l'arrestation de nombreux complices, dont son fidèle lieutenant Hunter. Dans un scénario digne de The Shield, ce dernier est arrêté sur l'île de Phuket lors d'une transaction de 200 kilos de cocaïne négociée avec des agents sous couverture.
Lors de la dernière audience du procès de Hunter l'année dernière, Le Roux a avoué de nouveaux crimes: un projet de missile avec l'Iran, un trafic de méthamphétamines avec la Corée du Nord et sa participation à cinq meurtres.
Si l'on sait peu de choses sur l'accord qu'il a signé avec le DEA, Le Roux, toujours en attente de sa condamnation, encourrait la prison à perpétuité. Bien que son sort ne soit toujours pas scellé, la matière romanesque de l'affaire Le Roux a d'ores et déjà séduit le réalisateur Michael Mann, qui envisagerait de porter prochainement sa vie à l'écran.