Lorsqu'on travaille dans l'armée de l'air ou la marine américaine, croiser des objets volants non identifiés (ovnis) est loin d'être exceptionnel. Le phénomène est même suffisamment courant pour que les pilotes concerné·es aient envie de le faire savoir à leur hiérarchie afin d'avoir, éventuellement, des réponses aux questions que l'on se pose forcément après une telle rencontre.
Le langage de l'armée nomme ce questionnement la «conscience situationnelle» –le langage courant, plus simplement, constate qu'on préfère savoir de quoi est peuplé notre environnement, histoire d'anticiper nos réactions et d'éventuelles interactions.
Là où le bât blesse, c'est que la relation entre l'armée américaine et les ovnis est protégée par le secret-défense, les conspirations et les démentis. Officiellement, les ovnis n'existent pas, point. Jusqu'ici, les pilotes américain·es n'avaient aucun moyen de signaler une rencontre à leur hiérarchie puisqu'il est ubuesque de signaler une chose dont on nie l'existence.
Fin avril, cependant, le Washington Post rapportait une information déconcertante: face à la grogne des pilotes et la recrudescence de signalement d'ovnis, l'US Navy et l'Air Force prépareraient des protocoles de signalement inédits, qui permettraient enfin à la soldatesque de faire remonter l'information à qui de droit. Une première.
Plusieurs rencontres aériennes par mois
«Ces dernières années, nous avons constaté un certain nombre de rapports d'avions non autorisés et/ou non identifiés entrés dans différents espaces aériens contrôlés par l'armée», détaillait la Navy le 23 avril dans un article de Politico. «Pour des raisons de sécurité, la Navy et l'US Air Force prennent ces rapports très au sérieux et enquêtent sur chacun d'eux.»
Selon le Washington Post, le nombre d'apparitions d'objets volants non identifiés aurait augmenté depuis 2014. On en décompterait jusqu'à plusieurs par mois. Une fréquence suffisante pour que ces rencontres du troisième type soient considérées comme autant de menaces potentielles pour la sécurité du pays.
Pour Joseph Gradisher, porte-parole de la Navy interrogé par le Washington Post, collecter officiellement des données permettra «d'aller au fond du problème. Nous devons déterminer qui est à l'origine de ces vols, d'où est-ce qu'ils viennent, et dans quel but. Nous devons trouver des moyens d'éviter que ça se reproduise.»
Première étape: le vocabulaire. Adieu le traditionnel «objet volant non identifié», UFO en anglais, introduit vers 1953 à l'occasion du projet d'étude Blue Book.
In 1952, #UFOs swarmed the nation's capital. The Air Force blamed the weather, but we'd like to hear your theories. #ProjectBlueBook pic.twitter.com/CqMGCMjthk
— PROJECT BLUE BOOK (@HistoryBlueBook) 13 mars 2019
Place au «phénomène aérien inexpliqué» (UAP), à l'«avion non identifié» (UA) et à l'intrigante «incursion suspectée» (SI).
Libérer la parole des pilotes
Loin de représenter un léger changement terminologique, la reconnaissance officielle de ces rencontres aura des conséquences très concrètes sur le fonctionnement de l'armée.
Politico explique qu'à l'heure actuelle, les UAP sont traités par les radars comme des anomalies à évacuer du système: un objet qui se déplace en défiant les lois de la physique est traité comme un bug et l'information est supprimée.
Si d'aventure elle parvient jusqu'aux yeux d'un opérateur humain, poursuit un responsable de l'armée dans Politico, elle est également supprimée. Désormais, l'anomalie sera enregistrée et conservée dans une base de données dédiée.
Cette réforme du protocole change également beaucoup de choses pour les pilotes, affirme The Atlantic. Ces nouvelles règles leur permettront de témoigner des objets vus en vol sans craindre que leur hiérarchie les cataloguent comme psychologiquement instables dans un monde d'élite où même un infime écart peut ruiner une carrière et où personne ne veut être «un·epilote qui a vu des aliens».
En reconnaissant l'existence de phénomènes aériens inexpliqués, qui se manifestent parfois plus de 8.000 fois par an aux États-Unis, l'armée sort les ovnis du purgatoire de l'imaginaire pour les placer dans le royaume des sujets d'étude au nom de la sécurité nationale. Mais pourquoi maintenant?
Depuis 2017, le Congrès veut savoir
D'abord parce que le contexte politique est extrêmement favorable. Rappelons qu'en 2017, une enquête extraordinaire de Politico et du Washington Post révélait l'existence d'un programme secret du Pentagone dédié à la vérification de témoignages liés aux ovnis (à ne pas confondre avec les extraterrestres), nommé Advanced Aerospace Threat Identification Program, entre 2007 et 2012.
Un programme financé par le ministère de la Défense à hauteur de 22 millions de dollars (19,7 millions d'euros), dont certaines conclusions posent finalement plus de questions qu'elles n'apportent de réponses.
Après les révélations du directeur du programme Luis Elizondo, qui souhaitait rendre son activité publique afin d'encourager le grand public à témoigner, les députés du Congrès veulent en savoir plus, inquiets pour leur souveraineté technologique et militaire.
L'US Navy indique ainsi au Washington Post avoir mené plusieurs présentations devant les responsables politiques américain·es. La grande muette peut donc compter sur un appui politique solide afin d'améliorer sa conscience situationnelle dans les airs, sans avoir l'air de chasser du petit gris au radar. Elle cherchera plutôt à dénicher des avions furtifs d'un type inconnu développé par une puissance étrangère –sans nommer la Russie, ni la Chine.
Une occasion en or pour les protocoles de détection
Selon Iain Boyd, ancien conseiller scientifique de l'US Air Force, la stratégie est avantageuse à tous points de vue. L'armée reconnaît qu'elle dispose de témoignages sur les ovnis suffisamment étayés pour que l'hypothèse de l'hallucination collective soit écartée.
Ils existent, dans un angle mort de son renseignement. Dès lors, lunique préoccupation de l'armée est d'en apprendre le plus possible sur la nature du phénomène pour évaluer la menace et apprendre à ses troupes quelle attitude adopter –amicale, neutre, hostile– pour y répondre. «Connais ton ennemi et connais-toi toi-même», écrivait Sun Tzu.
S'intéresser sérieusement aux ovnis, écrit Iain Boyd, «représente pour l'armée l'opportunité d'améliorer ses techniques d'identification». Les véhicules militaires sont presque littéralement couverts de capteurs, voyagent en convois, échangent sans cesse des données et sont surveillés par des satellites en orbite: ce sont des dispositifs d'observation et de traque idéaux si tant est qu'on souhaite les mettre à profit.
En leur permettant de récolter des données en temps réel sur ces phénomènes inexpliqués puis en offrant ces données à –au hasard– des algorithmes de machine learning plutôt que de les balancer à la poubelle, l'armée parviendra peut-être à en apprendre plus sur ces Tic Tac volants qui vont de 0 à Mach 3 en une seconde, sans propulseur apparent, en se déplaçant comme si la gravité ne les concernait pas.
Les militaires croiseront alors de moins en moins d'objets volants non identifiés dans le ciel américain –paradoxalement, ceux qui défieront toute identification n'en seront que plus précieux. Quoi que ces futurs systèmes permettent de repérer, nous autres mortels n'en saurons probablement rien: l'armée américaine a déjà prévenu que tout serait couvert par le secret-défense. On ne rigole pas avec les ovnis. Encore moins s'ils parlent russe.