La restauration n'a pas fini d'être chamboulée par la Silicon Valley. Après la livraison à domicile généralisée, Uber, Deliveroo & co. ont déterminé ce qu'ils aimeraient être la prochaine évolution du secteur: des «restaurants fantômes», uniquement dédiés à la livraison.
L'augmentation des livraisons à domicile est telle que certains restaurants n'ont même plus besoin de ce qui était à l'origine leur activité principale et leur raison d'être: servir à manger à une clientèle dans une salle.
Ce type de commerce peut prendre deux formes. La première est le «restaurant virtuel», soit une cuisine rattachée à un restaurant bien réel, avec salle et serveurs ou serveuses, mais qui dans le même temps prépare des plats spécialement destinés aux apps de livraison.
La seconde, encore plus radicale, est la «cuisine fantôme», ou ghost kitchen dans son nom original. Ce n'est même plus un restaurant à proprement parler mais une simple cuisine, qui prépare des plats vendus exclusivement via des applications de livraison à domicile.
Les cuisines fantômes essaiment rapidement dans le monde entier. En France, Uber et Deliveroo se sont lancés dans l'expérience. De plus petites start-ups, comme les française Frichti, Taster et Dark Kitchen tentent elles aussi leur chance de leur côté.
Fantômes et millions de dollars
Les investisseurs injectent des millions de dollars dans ce qui semble pouvoir devenir un nouveau marché florissant. L'ancien PDG d'Uber, Travis Kalanick, a réussi à lever 400 millions de dollars (361 millions d'euros) en janvier auprès de l'Arabie saoudite afin de développer CloudKitchens, une sorte de WeWork de la cuisine, qui sous-loue des cuisines à des ghost kitchens.
En Chine, où la population est particulièrement friande de livraison à domicile, la start-up Panda Selected a récemment réussi à lever 50 millions de dollars. Même Amazon veut se lancer dans l'aventure en Inde, où le secteur des cuisines fantômes et de la livraison de nourriture pourrait bientôt atteindre les 5 milliards de dollars.
Les sociétés de livraison type Grubhub, Uber Eats, DoorDash ou Deliveroo y trouvent leur compte, puisque les restaurants virtuels ou fantômes conviennent parfaitement à leur business model. Ils permettent d'accélérer la cadence et d'augmenter les volumes, tout en mettant à leur disposition des cuisinières et des cuisiners qui, dans les faits, travaillent pour elles. Dans une application pure de l'ubérisation, ces personnes sont totalement dépendantes des applications, mais sans avoir à les gérer directement.
Les spécialistes font ainsi tout leur possible pour favoriser l'émergence de ce type de commerce, ou pour convaincre les restaurants existants de s'y mettre. Aux États-Unis, Uber a déjà participé à créer plus de 4.000 restaurants virtuels depuis 2017, qui livrent exclusivement via Uber Eats.
Pour cela, l'entreprise a, dans sa botte, une arme secrète imparable: les tonnes de données collectées depuis son application. Comme l'explique au New York Times Janelle Sallenave, présidente d'Uber Eats Amérique du Nord, la firme peut analyser la data pour déterminer quels types de restaurants sont susceptibles de bien marcher, ou dans quels quartiers une demande existante ne rencontre pas encore d'offre.
Par exemple, si un quartier dispose de restaurants thaï et japonais, d'une pizzeria et d'un fast-food mais pas de restau indien, Uber va aller démarcher les enseignes avec lesquelles il travaille déjà et leur demander si elles ne veulent pas lancer un restaurant indien virtuel.
Toutefois, si le business est très profitable pour les grandes entreprises qui le mettent en place, quelles sont les conséquences pour les restaurants qui doivent se plier à ces conditions? Selon Janelle Sallenave, la réponse est la même qu'à propos de ses livreurs et livreuses: «Pourquoi un restaurant travaillerait avec nous si nous n'augmentions pas le nombre de leurs commandes?»
Clientèle fantomatique
Tout le monde ne voit pas cette évolution d'un bon œil. Certains restaurateurs se désespèrent de cette évolution de leur métier, qui fait rompre tout contact avec une clientèle qui, à son tour, devient fantomatique.
Interrogé par le New York Times, Shawn Quaid, un chef ayant supervisé une cuisine fantôme, ne reconnaît plus son métier. «Un chef peut à l'occasion aller dans la salle pour voir les gens déguster ses plats.» Cet aspect relationnel s'envole dans les restaurants virtuels: «Il n'y a plus de connexion émotionnelle, ni de créativité.»
Certains restaurants se voient forcés de se plier à la loi des applis, notamment ceux qui basaient déjà une bonne partie de leurs revenus sur les livraisons. Le New York Times prend en exemple Paul Geffner, gérant d'une petite chaîne de pizzerias qui s'occupait de ses propres livraisons.
Après s'être installé sur différentes applis, il s'est rendu compte que la clientèle passait dorénavant plus par elles qu'en direct avec ses pizzerias. Résultat: des pertes de dizaines de milliers de dollars, disparus dans les commissions –entre 15 et 30% sont reversés aux plateformes de livraison.
Le trou fut tel que deux de ses restaurants ont dû fermer boutique. Depuis, l'un d'entre eux a été transformé en ghost kitchen.