«Mon fils est magnifique. Mais pas que: il est également intelligent, cultivé.» Ce commentaire (trop) plein d'amour et de maternalisme, on peut le trouver sous une photo Facebook de Maxime, 25 ans, actuellement en stage en relations publiques pour une institution européenne.
Typiquement le genre de messages dont on se passerait bien et qui explique que l'on hésite à accepter ses parents sur ce réseau social ou un autre.
Ainsi de Lise*, élève avocate de 24 ans, qui est amie avec sa grand-mère maternelle et son père sur Facebook et avait bien conscience, lors de la création de ces liens affectueux 2.0, que «certaines situations pouvaient être gênantes» –et pas seulement en raison des photos de soirées alcoolisées qui ne doivent pas tomber sous le regard ni les réprimandes parentales.
Pourtant, comme l'indique la professeure émérite de communication à l'université internationale de Floride et à l'université de l'Arkansas Lynne M. Webb, spécialiste de la communication familiale au travers des réseaux sociaux, ceux-ci sont «des canaux de communication neutres».
Pour que l'on percute mieux, elle fait l'analogie avec une autoroute: «Suivant la manière dont les personnes conduisent, il peut y avoir des accidents mortels. Ça ne veut pas dire pour autant que vous devez supprimer toutes les voies rapides.»
Au contraire: si les réseaux sociaux viennent souligner et parfois exacerber la difficulté à établir une relation d'égal·e à égal·e entre parents et enfants à l'âge adulte, ils peuvent aussi être un moyen d'aplanir les tensions.
Cercles mélangés
Bien sûr, de prime abord, on a l'impression que les réseaux sociaux ne peuvent en aucun cas être le foyer de relations familiales détendues, plutôt le vecteur de moments de gêne. Rien de plus logique: ce n'est pas souvent, IRL, que l'on se retrouve dans un lieu réunissant tous nos cercles, tant familiaux qu'amicaux ou professionnels.
«Alors que les identités peuvent fluctuer et être négociées “à la volée” dans les relations avec les autres, lorsque les individus écrivent dans un contexte public, ils peuvent prendre un soin particulier à se présenter d'une manière qui leur convienne auprès des différents publics», pointait déjà en 2004 un article publié dans la revue Communication Studies.
Le problème, c'est qu'il arrive que les remarques inopportunes d'un membre de la famille viennent faire voler en éclats cette identité passe-partout si patiemment construite.
Tu peux avoir 12 ans et ne pas vouloir qu'ils te déposent devant le collège parce qu'ils ont une voiture moche, comme tu peux avoir 35 ans et ne pas vouloir qu'ils commentent.
Nous ne sommes pas tout à fait la ou le même suivant les personnes avec qui l'on se trouve: il n'est déjà pas simple de mélanger ses différents groupes d'ami·es, alors si l'on fait se téléscoper la famille et les autres, qui plus est en ligne et sans limite de durée, le résultat risque de détonner.
Le constat vaut même quand le parent qui commente ne pense pas à mal et apporte un jugement laudatif, à l'instar de la mère de Maxime. Justement parce que l'énonciateur n'est pas n'importe qui.
«Tu peux avoir 12 ans et ne pas vouloir qu'ils te déposent devant le collège parce qu'ils ont une voiture moche, comme tu peux avoir 35 ans et ne pas vouloir qu'ils commentent, même si c'est pour dire des choses gentilles. C'est un peu la version adulte de la honte que te mettent tes parents», glisse Alice*, 33 ans, coordinatrice RH.
Abus d'emojis
Ce «sentiment un peu absurde», selon les termes de Lise, comparable à l'envie adolescente de ne pas vouloir être vu·e avec ses parents, s'explique. D'abord parce que ces derniers, comme le fait remarquer Lynne M. Webb, ne sont pas toujours au fait des normes existantes. La forme de leurs interventions sur internet en témoigne.
«Il y a un décalage, abonde Maxime. Ce ne sont pas les mêmes types de commentaires: les parents n'ont pas la même maîtrise.» Ils vont par exemple ponctuer et même signer leurs remarques, comme s'il s'agissait d'un mail, ou abuser des emojis. «Ma mère en met beaucoup trop et ils ne sont pas toujours adaptés, en tout cas pas comme nous on les utiliserait.»
Les millennials ne sont pas la première génération à expérimenter une rupture avec la manière de s'exprimer de leurs ascendant·es –même si certains parents apprennent plus vite que d'autres, nuance Lynne M. Webb.
La spécialiste pointe que «le vocabulaire et le langage lui-même changent au cours du temps. Les jeunes qui adoptent ces nouvelles normes de communication les conserveront lorsqu'ils seront dans la soixantaine», alors que le langage de leur progéniture aura eu le temps de se différencier.
Vie privée dévoilée
Ce que Facebook et consorts mettent en lumière, c'est que si «les jeunes gens veulent davantage suivre les normes et sont incités psychologiquement à être plus sensibles aux codes sociaux et de communication», le malaise généré ne provient pas directement de cet écart de langage.
Quand il implique d'autres membres de la même génération hors famille, ce contraste ne trouble d'ailleurs pas autant; il amuse, même. C'est le cas du père d'une amie d'Alice, qui commente régulièrement les posts qu'elle fait sur son blog ou la page Facebook de celui-ci.
«Une fois, j'ai fait un truc sur les grands-parents qui sont à distance, [mon amie] a mis un petit commentaire et lui a mis “Heureusement, j'ai une fille formidable qui me permet de voir mes adorables petites-filles souvent.” Elle a horreur de ça, elle est toujours hyper gênée, alors que moi, je le trouve super cute dans ses commentaires.»
Tes parents ne te disent plus: “Je suis un peu inquiet de ta récente démission, je pense que tu fais une erreur”, ils mettent une face de bonhomme pas content sur ta publication Facebook.
Quand bien même la remarque est aimable et ne dénote que dans sa formulation, sa ponctuation ou encore sa profusion d'emojis, elle symbolise surtout le rapport parent-enfant –ce qui peut mal passer devant un public.
«C'est comme si les discussions du souper étaient tout à coup jetées en pâture sur la place publique. Tes parents ne te disent plus: “Je suis un peu inquiet de ta récente démission, je pense que tu fais une erreur”, ils mettent une face de bonhomme pas content sur ta publication Facebook», raconte Alice.
Lise n'apprécie pas non plus lorsque sa grand-mère poste des mots sur son mur Facebook: «Je n'aime pas qu'on écrive quelque chose sur mon mur, j'ai l'impression qu'on dévoile en public quelque chose qui devrait faire partie d'une conversation privée.»
Difficile transition
Outre cette confusion entre espace privé et espace public, qui peut être due à une méconnaissance des codes de communication, ces commentaires sont vecteurs d'infantilisation –ou du moins ressentis comme tels.
«Ça peut être parfois malaisant, parce qu'ils se comportent d'une façon paternaliste ou maternaliste», explicite Lise. «À mon avis, les vraies situations qui te mettent mal à l'aise, curieusement, c'est rarement le moment où ton parent tient des propos déplacés, c'est souvent parce que ça te remet à la place d'enfant», poursuit Alice.
Pour la psychologue sociale Jane Adams, notamment autrice de l'ouvrage I'm Still Your Mother, les réseaux sociaux rendent visible «la difficulté à sortir de nos rôles habituels, en raison du déséquilibre des forces existant, de ses racines profondes, des problèmes à se percevoir mutuellement comme ce que l'on est plutôt que ce que l'on a été et de la création délicate et graduelle d'une relation plus bilatérale et adaptée à deux adultes».
Lynne M. Webb partage l'analyse: «Ce passage à l'âge adulte est le plus difficile pour les enfants, qui doivent négocier à quel point ils souhaitent être indépendants, et pour les parents, qui doivent les laisser voler de leurs propres ailes.»
La transition agit comme un rappel de l'adolescence et du conflit entre la volonté d'autonomie des jeunes et la nécessité parentale de poser un cadre. C'est la raison pour laquelle, sur les réseaux sociaux, les posts même gentillets des parents peuvent être perçus par leurs enfants comme une réminiscence du lien filial et une façon pour leurs géniteurs de «renforcer leur contrôle» sur la relation.
Échanges entre adultes
Reste qu'il est possible de développer une relation tranquille et adulte avec ses parents, et que les réseaux sociaux peuvent même y contribuer.
Jusqu'à récemment, le père d'Alice se permettait des commentaires désobligeants sur son blog: «Je parlais de la charge mentale, de la difficulté à gérer le quotidien et mon père écrivait: “En même temps, si ton conjoint se décidait à faire enfin quelque chose à la maison, t'en aurais peut-être moins sur les épaules.”»
La jeune femme avait pris l'habitude de censurer ces propos qui la peinaient. «Jusqu'au jour où je l'ai attaqué, sur la conversation familiale que j'ai avec mes deux parents: “Ça suffit Papa, ça suffit la manière dont tu parles de mon conjoint, ça se fait pas, c'est indécent, je ne l'admets pas. Si tu continues à faire ça, c'est entre nous que ça va mal se passer.”»
Exactement ce que recommande de faire Lynne M. Webb pour calmer le jeu: supprimer le commentaire incriminé et en discuter d'adulte à adulte, en privé, en commençant par dire: «J'ai supprimé ton commentaire parce qu'il n'est pas acceptable, je présume que tu ne le savais pas et je ne voulais pas que tu sois ridicule devant mes amis.»
Cette scène en deux temps est plus facile à jouer en ligne que dans la vie réelle. Pour Alice et son père, le résultat a été au rendez-vous: «Il a “back off”; il a compris, je pense. Ces temps-ci, il a cessé de commenter de cette manière-là.»
Ça facilite les choses pour les parents, qui sont quand même demandeurs d'informations sur la vie de leurs enfants.
De nombreux travaux de recherche attestent que les interactions familiales sur les réseaux sociaux contribuent à développer une relation viable entre les parents et leurs enfants adultes, ajoute Lynne M. Webb, notamment lorsque celle-ci est à l'origine litigieuse.
Durant la période de transition, elles permettent aux parents d'assouvir un besoin primordial: garder le contact et savoir comment l'enfant chéri·e vit sa vie.
«Il y a un côté cool, ça facilite les choses pour les parents, qui sont quand même demandeurs d'informations sur la vie de leurs enfants, note Maxime. Ma mère, ça lui fait plaisir quand elle voit des photos où je suis dans un groupe ou que je vais à un événement; elle est contente d'avoir un visuel. C'est pas mal, surtout pour les gens comme moi qui n'ont pas tendance à envoyer de photos.»
Quand les parents cessent d'observer passivement et empiètent un peu trop sur l'espace virtuel de leurs enfants, il reste toujours possible de les remettre à leur place, parfois avec humour.
C'est précisément ce qu'avait fait Maxime en répondant aux commentaires élogieux de sa mère par un «Mdr t'essayes de me trouver une femme maman?», ce à quoi elle avait répondu avec autodérision: «Bé écoute certaines peuvent être intéressées!! Tu as tout pour plaire mais bon je ne suis pas du genre à me mêler!!»
* Le prénom a été changé.