«Ici, notre seule chance est de résister aux assauts du Mordor», déclarait au début du mois de mars le ministre ukrainien de la Défense, à propos de la guerre contre la Russie. Cela vous ne vous a sans doute pas échappé: il s'agit d'une citation de l'œuvre de J.R.R. Tolkien, Le Seigneur des anneaux.
Depuis le début de l'invasion russe, il semble que de nombreux décideurs ukrainiens s'autorisent des références à la célèbre trilogie fantastique. Le président Volodymyr Zelensky lui-même a déclaré ne pas vouloir que l'Ukraine devienne «une frontière entre orques et elfes», le mot «orque» étant par ailleurs régulièrement utilisé sur les réseaux sociaux ou par d'autres officiels pour désigner les soldats russes.
Pourtant, dans cette région de l'Europe, la saga a une histoire bien particulière. À l'époque de l'Union soviétique, sa publication avait été soumise à réécriture, qui avait donné naissance à une version futuriste dans laquelle l'anneau si convoité était un instrument scientifique, rapporte le magazine UnHerd.
Plusieurs autres versions abrégées avaient ensuite été éditées, avant qu'une traduction russe complète de l'œuvre originale ne voie le jour en 1992, après l'effondrement de l'URSS. La version ukrainienne est sortie, elle, l'année suivante –un drôle d'équivalent soviétique de la trilogie de Peter Jackson a également été filmé.
De fait, aux yeux des Soviétiques, Le Seigneur des anneaux ne serait autre qu'une allégorie de la guerre froide. Le peuple «libre» et individualiste de l'Occident d'un côté s'opposerait au totalitarisme industriel de l'autre. Tolkien a pourtant affirmé qu'il dénonçait l'allégorie «dans toutes ses manifestations».
Le vécu de ceux qui perdent
Cependant, bien après la fin de l'Union soviétique, le paléontologue russe Kirill Eskov a de nouveau réécrit une version. Appelée The last Ringbearer, celle-ci est une interprétation du Seigneur des Anneaux supposant de nouveau une allégorie de la guerre froide, cette fois-ci du point de vue soviétique. Le narrateur affirme d'ailleurs dans les dernières pages: «Le Seigneur des anneaux est l'historiographie des vainqueurs.»
L'histoire se déroule dans le paisible royaume oriental du Mordor, sous Sa Majesté Sauron VIII. Pour faire face à une catastrophe climatique imminente, la population commence une grande révolution industrielle, en partie grâce à son élite scientifique: les Nazgûls.
Mais «l'Occident agressif à la tête d'os» se sent menacé par ces progrès. Son dirigeant, Gandalf l'impérialiste, concocte donc «une solution finale au problème mordorien», avec l'appui des elfes racistes d'outre-Atlantique, métaphore des Américains.
Ce récit est très populaire auprès des fans de Tolkien, surtout en Russie. Même s'il présente de manière manichéenne deux blocs dont l'un serait représentant du bien et l'autre du mal, l'objectif n'était pas simplement de réécrire l'histoire en rendant gloire au Mordor ou à l'Union soviétique. Il s'agissait plutôt, selon l'auteur, d'une réflexion sur l'écriture de l'histoire par les vainqueurs et sur le vécu de ceux qui ont perdu.
Il n'en reste pas moins que The Last Ringbearer représente en un sens la nostalgie soviétique, alliée à la crainte de ce que représente l'Occident –et plus particulièrement l'influence américaine– pour la génération de Vladimir Poutine et de ses contemporains.