Il y a le porno pour se masturber, Tinder pour les coups d’un soir et Netflix pour suivre le dernier épisode de Marie Kondo. Et alors que nous nous demandons de plus en plus d’où vient le bœuf que nous achetons en supermarché ou comment est fait le shampoing que nous utilisons tous les jours, peut-être est-il également temps de questionner notre consommation du plaisir.
Suis-je capable de jouir sans porno? Tinder me fait-il culpabiliser d’être célibataire? Pourquoi préféré-je être sur Instagram plutôt que de parler avec ma, mon ou mes partenaire·s?
Besoin de commodité
«Je regarde du porno tous les jours», confie Mal Harrison. La sexologue américaine et éducatrice à l’intelligence érotique est partisane d’une approche réfléchie autour de notre sexualité. «J’essaye de ne jamais avoir deux fois la même expérience. C’est un exercice que nous pouvons tous faire pour entretenir notre imagination érotique. Regarder du porno est comme se goinfrer de burger au McDo du coin à chaque repas. Je ne sais pas si vous avez vu le film Super Size Me, mais le réalisateur mange au McDonald's tous les jours pendant un mois et le résultat est qu’il a du diabète, devient obèse… Nous faisons la même chose: nous remplissons notre imagination érotique de fast-food, et ce n’est pas bon. C’est à nous de manger plus sainement et de diversifier nos goûts.»
La bande-annonce de Super Size Me, de Morgan Spurlock
Cette approche, la spécialiste la conseille dans tous les aspects de la vie sexuelle et sentimentale, que l’on regarde du porno ou que l’on swipe sur les applications de rencontres.
Les deux gestes ont beau avoir des objectifs différents, leur succès repose sur le même comportement: notre besoin de commodité –celui-là même qui rend le conseil de Mal Harrison si compliqué à suivre. Nous voulons avoir accès à des contenus ou des services pratiques et simples, vite et facilement. Cela change non seulement notre manière de consommer, mais également notre quotidien.
C’est exactement pour illustrer ce genre de situation que George Ritzer a théorisé la «McDonaldisation de la société» et décliné les quatre critères qui permettent à la chaîne de fast-food d’être si addictive à d’autres secteurs industriels. Très simplement? Le porno et Tinder, l’application de rencontres la plus utilisée au monde, sont des McDonald's du sexe: leur succès repose sur l’efficacité (la rapidité), le calcul (la quantité), la prévisibilité (un résultat uniforme) et le contrôle (remplacer l’effort humain par un système automatisé).
Dans le cas de Tinder, swiper le doigt à droite ou à gauche pour dire «oui» ou «non» est un mouvement simple, qui permet d’être efficace. Les milliers de profils parmi lesquels choisir sont triés par critères et proximité pour proposer une quantité massive de choix aux 57 millions de personnes inscrites sur l'application. Si les profils matchent, il est possible d’engager la conversation et de se rencontrer, soit un résultat uniforme. Et le tout est dirigé par un algorithme pour plus de contrôle.
Le concept de McDonaldisation du monde, théorisé par George Ritzer en 1993
Société du «swipe»
Dans une interview au magazine Time en 2014, Sean Rad, l’un des fondateurs de Tinder, raconte: «Nous avons toujours vu Tinder, son interface comme un jeu.» L’inspiration derrière le mouvement iconique de l’application vient d’ailleurs d’un jeu de cartes –comme si vous les jetiez une à une sur les côtés, jusqu’à atteindre la meilleure carte du paquet.
«Personne ne rejoint Tinder parce qu’il cherche quelque chose, analysait à l’époque Sean Rad. Les gens vont sur Tinder parce que ça les amuse. Ça n’a même pas d’importance s’ils obtiennent des matchs, parce que c’est swiper qui leur plaît.»
La technologie nous offre beaucoup, mais elle change les êtres humains et ce qu’ils ressentent.
Près de cinq ans et une révolution plus tard, il est difficile de partager la vision très décontractée de Sean Rad sur son application. «L’un des gros problèmes d’applications comme Tinder ou Grindr est qu’elles refusent d’admettre ouvertement que les gens les utilisent pour le sexe», critique Cindy Gallop, créatrice du site pornographique MakeLoveNotPorn. Et si un grand nombre de personnes consomment Tinder comme un divertissement, d’autres sont en revanche très sérieuses dans leur quête de l’amour.
«Pour beaucoup, c’est juste une question de connexion, remarque Toon Timmermans, le directeur de Kiiroo, une entreprise de sextoys, l’idée qu’ils plaisent à quelqu’un. Je pense que c’est une conversation qui va bien au-delà du porno [ou de Tinder]. La technologie nous offre beaucoup, mais elle change les êtres humains et ce qu’ils ressentent. Elle permet de nous connecter les uns aux autres dans le monde entier, mais nous n’apprenons plus comment nous rencontrer dans la réalité. Pour un vieux comme moi, il est fou de penser qu’il est plus facile pour beaucoup de jeunes de commencer une conversation avec un inconnu plutôt que d’en avoir une nouvelle avec une connaissance dans un bar.»
Le mouvement de swiper n’est pas devenu un terme à part entière par hasard. Cette idée de faire défiler, de choisir, de liker, d’effacer d’un bref mouvement de doigt est présente sur tous les réseaux sociaux et dans toutes nos interactions tactiles sur tablette ou smartphone. C’est un geste devenu partie intégrante de notre société, qui transforme tout ce que nous touchons du bout du doigt en produit à consommer, y compris nous-même.
«L'un des effets intéressants des applications de rencontre est qu’elles placent une partie de la pression qui était traditionnellement sur les femmes sur les hommes, philosophe Moira Weigel, autrice de Labor of Love: The Invention of Dating, dans un article de Vox. Ce travail sans fin d’être à la mode, de se rendre désirable est quelque chose que les hommes ont maintenant l’air d'expérimenter. Et je me demande si une partie de cette anxiété de se présenter comme une commodité, de se vendre sur le marché de la rencontre amoureuse n’est pas en train de devenir plus universelle à cause de sites comme OKCupid, avec plus d’utilisateurs que d'utilisatrices.»
Gratification immédiate
Tout le monde aspire désormais autant à être consommé qu'à consommer. Le plaisir d’être observé et approuvé en ligne, via un profil Instagram ou des selfies sur Snapchat, est addictif. Il flatte le narcissisme et garantit une satisfaction rapide.
Et pour certaines personnes, ce sentiment est meilleur que le sexe. «Nous nous auto-valorisons sur les réseaux sociaux, et plus à travers le sexe», constate Mal Harrison. «Ce qui n’est pas forcément mieux», ajoute-t-elle dans un rire.
L’une des conséquences de ces nouveaux usages numériques, c'est que la jeunesse se détourne de l'acte sexuel. Aux États-Unis, les jeunes font moins l’amour et ont leur premier rapport de plus en plus tard, selon une très longue enquête de The Atlantic.
Au Royaume-Uni, le National Survey of Sexual Attitudes and Lifestyles a rapporté qu'en moyenne, les Britanniques faisaient moins de cinq fois l’amour par mois en 2012, contre plus de six en 2001.
Il est important de ne pas simplement consommer. Il n’y a pas de sexe sans sentiments. Le sexe procure toujours une émotion: le pouvoir, le plaisir, peu importe.
Dans le même intervalle de temps, l’Australie a noté une baisse de 1,8 à 1,4 du nombre hebdomadaire moyen de relations sexuelles des couples du pays. En Finlande, une étude a également trouvé que la fréquence des relations sexuelles avait baissé, mais que la pratique de la masturbation était elle en hausse.
Les réseaux sociaux et les applications de rencontres ne constituent évidemment pas la seule raison au déclin des pratiques sexuelles des jeunes. Ses explications sont multiples, des parents hélicoptères à la crise du logement, en passant par l’addiction aux smartphones.
Swiper fatigue notre cerveau, avec un nombre de possibilités tellement grand qu’il nous donne l’impression d’avoir tous les choix du monde, mais peu de résultats concluants à la clé. Mais swiper, à la recherche de sexe sur une application de rencontre ou entre Sex Education et Love, Death + Robots sur Netflix, procure un plaisir plus facile et accessible que le sexe lui-même.
«C’est pour cela qu’il est important de ne pas simplement consommer, conclut Mal Harrison. Il n’y a pas de sexe sans sentiments. Le sexe procure toujours une émotion: le pouvoir, le plaisir, peu importe. C’est pour cela que je demande toujours à mes élèves ce que le sexe signifie pour eux. Est-ce une chose que vous faites ou un lieu où vous allez? Est-ce que c’est quelque chose que vous recevez, que vous abandonnez ou que vous partagez? Quelle place a le sexe dans votre vie, et quelle place voudriez-vous lui donner?»